#BigDataWatch - Droits fondamentaux et tracing : gare à l’effet cliquet

Exploiterons-nous les leçons de Cambridge Analytica ou du Patriot Act ?

On le sait, on le voit, on le vit, la crise sanitaire a complètement bouleversé le monde dans le fonctionnement qu’on lui connaissait : économie en stand by, mondialisation à bout de souffle, services publics – et singulièrement système de santé - enfin replacés au premier plan, etc.

Mais en plus de ce bouleversement économique et social, ce virus pourrait aussi parallèlement anesthésier la pensée critique, ce que l’asbl Les Territoires de la Mémoire, Centre d’Éducation à la Résistance et à la Citoyenneté, ne peut ignorer.

Parce que la fin justifie les moyens, nous avons sacrifié nombre de nos libertés fondamentales à la crise sanitaire, telle la liberté de circulation et de rassemblement. De manière assez disciplinée, nous suivons au jour le jour les recommandations restrictives avec l’espoir d’un demain plus sain.

Si nous nous exécutons si bien, c’est parce que les circonstances l’exigent, parce que toutes les analyses de la situation concordent, parce que le discours aux accents à la fois scientifiques et politiques est cohérent et non discriminant. Les méthodes employées ne sont en effet pas le résultat de la volonté d’un pouvoir omnipotent, mais bien le fruit de concertations entre différentes sphères aux intérêts distincts, et elles valent pour l’ensemble de la population indistinctement.

Mais cette confiance que nous avons placée en les autorités ne risque-t-elle pas, à terme, de nous endormir ? C’est bien connu, face à la peur, l’être humain est capable d’oublier facilement les valeurs auxquelles il s’accrochait pourtant fièrement hier. Restons donc attentifs : veillons à ce que le monde de demain ne soit pas pire que celui d’hier… quand on voudra réinstaller le modèle en (nous) faisant payer la note et en limitant plus encore les libertés qu’on (nous) laissera.

La crise exceptionnelle que nous impose le covid-19 a amené une série de mesures exceptionnelles. Dans une logique rationnelle de survie, plusieurs balises ont ainsi été franchies une à une : le confinement nous impose un contrôle personnel puis policier de nos déplacements, le potentiel limité de nos institutions sanitaires engage une forme d’euthanasie consentie aux maisons de repos, chaque consommateur s’impose une modification profonde de ses modes d’achats et de la nature de ses achats, nous admettons sans vote un relâchement de nos structures de contrôle politique qui enlève au Parlement ce qu’il confie à un gouvernement ultra minoritaire doté de pouvoirs spéciaux et entouré d’experts de la société civile.

Tout cela est aujourd’hui indispensable… mais demain n’y aura-t-il pas quelque fantasme autoritaire pour trouver qu’il serait bon de garder certaines des mesures d’exception dans des temps redevenus plus calmes ?

Lors de l’état d’urgence post-attentats terroristes, on a vu des mesures d’exception se traduire par un certain effet cliquet qui, une fois franchi, n’opère plus de retour en arrière et voit des mesures exceptionnelles prises en des temps exceptionnels perdurer une fois la crise passée.

On apprend aujourd’hui que plusieurs pays asiatiques ont réussi à aplanir et à contenir la diffusion et les effets du virus à l’aide de ces masques et de ces tests qui nous manquent autant que leur discipline, mais aussi en menant une politique de traçage numérique individualisé (le tracking ou tracing) pour mieux prévenir les non-contaminés des lieux à éviter et isoler, par l’information et la contrainte, les malades ou les porteurs.

Si, en temps de crise, ces pratiques sont déjà hautement contestables, qu’en serait-il si nous laissions demain des multinationales privées exercer un tel niveau de contrôle social individuel et de masse ?

L’acceptation du tracking ou du tracing, c’est un accord donné à ce que nos déplacements soient connus de tous, à ce que tous nos contacts sociaux, nos relations professionnelles ou personnelles soient criblés, analysés, recoupés. C’est la confiscation d’une grande part de notre intimité.

Or manipuler, c’est atteindre l’autre dans son intimité, sa dignité et sa liberté. Alors, est-il à craindre que ces données soient criblées, analysées et recoupées à des fins de manipulation personnelle ou collective ? Oui. L’affaire Cambridge Analytica (fuite de données Facebook de 87 millions d’utilisateurs que la société Cambridge Analytica a recueilli dès 2014 et qui ont servi à influencer les intentions de votes en faveur d’hommes politiques) est un exemple notable de manipulation pré-électorale.

Est-il à craindre que la mise en place de ce traçage pendant la crise sanitaire ne banalise des pratiques qui n’auraient jamais été possibles avant elle, et qu’un non-retour complet à l’état des libertés prévalant avant la pandémie soit possible ? L’effet cliquet, en somme ? Oui. Le Patriot Act aux États-Unis, est une loi antiterroriste annoncée exceptionnelle et temporaire votée par le Congrès des États-Unis et signée par George W. Bush le 26 octobre 2001. Elle a été abrogée partiellement depuis, mais pas totalement. Dans la pratique, les services de sécurité ont l’autorisation d’accéder aux données informatiques détenues par les particuliers et les entreprises, sans autorisation préalable et sans en informer les utilisateurs. C’est un exemple notable de mesures liberticides prises et maintenues par un pouvoir en place démocratiquement élu.

La limite acceptable pour nos libertés se trouve sans doute ici. Nous vivons un moment tragique pour la santé publique mais aussi un moment décisif pour notre mode de vie et le monde que nous voulons pour demain. Gare à l’effet cliquet.

#TrackingCovid19