Aide-mémoire>Aide-mémoire n°68

La censure : une histoire, des réalités

Par Jérôme Delnooz

[1]La censure est la limitation arbitraire ou doctrinale de la liberté d’expression de chacun. Elle passe par l’examen du détenteur d’un pouvoir (étatique ou religieux par exemple) sur des livres, journaux, bulletins d’informations, pièces de théâtre et films, etc. – et – ce avant d’en permettre la diffusion au public (censure a priori, en amont ou dite préventive) ou après cette diffusion (censure a posteriori, en aval). D’une manière générale, il s’agit d’un acte institutionnel ayant pour but d’éliminer les éléments discursifs hostiles et de rendre les discours sociaux et ceux des locuteurs conformes à l’idéologie dominante. Elle est alors un instrument du pouvoir autoritaire qui agit sur les individus. La censure adopte de multiples visages en s’exprimant à travers des mesures répressives diverses (culturelles, esthétiques, linguistiques, etc.). Il est possible d’établir une classification de ces différentes formes d’atteintes à la liberté d’expression.

Typologie de la censure

Une première distinction peut être opérée entre, d’une part, la « censure directe », et d’autre part la « censure indirecte ». La première pourrait être qualifiée de censure officielle. La répression engendrée est tangible et les effets de celle-ci sont immédiatement perceptibles. Souvent, elle se veut l’instrument d’un pouvoir institutionnel qui peut être politique ou religieux (ou les deux à la fois). Cette catégorie comprend la censure d’État, mais également toutes les restrictions à la liberté d’expression régies par la morale ou la philosophie. Après avoir impulsé la promulgation de lois liberticides, l’autorité politique confie au système judiciaire l’essentiel du contrôle des informations publiées ainsi que la prérogative de sanction. Un organe spécifique de censure vient habituellement compéter l’arsenal juridique (par exemple, un comité de lecture).

La deuxième forme de censure se veut plus indirecte, sans l’entremise d’un appareil répressif clairement identifié, et agit de manière plus insidieuse. Le cas de la censure sociale vient immédiatement à l’esprit. Certains intellectuels ont approfondi cette question et ont su mettre en lumière de véritables mécanismes « invisibles » ou « structuraux » intervenant dans la logique de censure. Par exemple, pour Antonio Gramsci, l’« hégémonie culturelle » des classes dominantes leur permet d’avoir une emprise sur les représentations culturelles, et de transmettre au plus grand nombre (soit les dominés) leur vision du monde de manière unilatérale voire comme allant de soi (« fabrique du consentement »)[2]. À travers des outils hégémoniques (école, médias de masse, culture populaire), les valeurs telles que le consumérisme, le nationalisme, l’ascension sociale, l’individualisme de compétition et de réussite personnelle, etc. deviennent l’unique modèle à suivre. Dans un ordre d’idée assez convergent, le sociologue Pierre Bourdieu a recours au concept de « domination culturelle » et adosse à celui-ci le principe de « censure structurale » : de manière inconsciente et involontaire, les individus structurent leurs discours (ou la mise en forme de valeurs) en fonction de leur place dans la société, de leur position dans le champ social[3]. La marge de manœuvre de l’expression de l’individu en est sensiblement réduite. Un autre penseur français, Roland Barthes, soutient que toute signification est empreinte de l’idéologie dominante et que, dans cette perspective, la vraie censure du discours est celle qui porte le locuteur à tenir le propos que l’on attend de lui, à se soumettre à une attente normative qui prendra la forme dans le texte, d’idées reçues, de pensées banalisées qui seront comme l’expression de la soumission du discours à l’ordre dominant[4]. Du point de vue du langage, la « censure invisible », selon le romaniste Pascal Durand, conditionne les personnes à utiliser des termes généralisés (au détriment d’autres) qui ferment notre horizon sémantique et évacue du champ de la pensée des pans entiers de la réalité[5]. La tendance est par conséquent au lissage, à l’« euphémisation généralisée » et à l’occultation de certaines réalités (inégalités sociales, injustices, etc.).

En plus de ces deux classifications principales, il est une censure dite « économique » se situant entre les deux acceptions, et à la mise en œuvre presque semi-directe. Elle est due notamment à la concentration des entreprises – qui débouche sur la constitution de monopoles parfois emmenés par des grands groupes financiers, et dans lesquels les acteurs culturels ne pèsent pas bien lourd –, au mode de production industrielle (standardisation des objets), à la dépendance vis-à-vis des annonceurs, à la rationalisation exacerbée et au calcul prévisionnel de rentabilité qui limite l’innovation et la diversité de création. Par ailleurs, l’ensemble des pressions externes implicites ou explicites contraignent parfois les agents (par exemple d’une institution culturelle) à s’autocensurer dans leur production. Ce mécanisme, reposant majoritairement sur la crainte, peut se révéler aliénant à plus d’un titre. Enfin, à côté des censures connotées négativement, certains observateurs distinguent une censure qualifiée de « positive ». Une telle démarche se retrouverait par exemple dans la signalétique pour les films promue par le CSA à des fins de prévention (divisions des programmes en fonction des tranches d’âge visant à protéger les enfants de contenus pornographiques et violents).

Approche historique : la censure dans le monde éditorial et les bibliothèques

Pour débuter, il est intéressant de se pencher sur les fondements de ce verrouillage expressif dans les livres. Pourquoi de telles mesures ? La question est complexe, mais plusieurs pistes peuvent être avancées. Marie Kuhlmann, sociologue à l’Université Paris XIII, souligne que « depuis que l’écriture existe, depuis que les bibliothèques existent, les hommes ont craint les effets que les textes pouvaient produire sur leurs lecteurs[6] ». Dans la même optique, Anton Ridderstad, mentionne que les appareils idéologiques d’État sont tous convaincus de l’impact de la littérature sur les âmes. Le livre est « un moyen de changer la société – du moins les auteurs et les autorités totalitaires en sont persuadés[7] ». Et cela peut représenter un danger pour le système établi. Pour se prémunir de ces dérives libertaires, le pouvoir en place organise une répression au moyen de la censure. Le contrôle de la circulation des livres s’articule autour de trois moments, eux-mêmes liés à trois instances distinctes : censure à la source (au niveau des éditeurs), à la parution (censures d’État, administratives et judiciaires), à la diffusion (bibliothèques et librairies).

En occident, la surveillance des écrits commence à véritablement se formaliser au début de l’ère chrétienne. Pendant longtemps, la publication de livres est soumise de facto à l’approbation des officialités ecclésiastiques. Au Moyen Âge, Gargantua et Pantagruel de Rabelais sont ainsi plusieurs fois fustigés, mais aussi les travaux de scientifiques tels que Galilée ou Copernic. Dès la fin du XVIe siècle, avec l’émergence des monarchies nationales modernes, et parallèlement au développement de l’imprimerie et à la diffusion de la Réforme, la censure devient une affaire d’État. Impulsée à cette époque, la censure royale se développe en France aux siècles suivants (XVIIe-XVIIIe siècles). « L’affaire des placards » sous François 1er (1534) constitue un des premiers exemples marquants de cette époque. En 1537, le dépôt légal des livres à la bibliothèque du roi est institué. Quelques années plus tard, en 1566, un autre acte législatif conditionne la publication des nouveaux livres à l’octroi d’un privilège royal scellé par grand sceau. Dans un premier temps, le Parlement et le pouvoir royal associent les autorités religieuses à la censure, mais elle est sécularisée par Richelieu (édit de 1629) et davantage codifiée au siècle suivant (Code de la librairie, 1723). Durant le siècle des Lumières, les auteurs ou imprimeurs d’ouvrages contraires à la religion ou l’autorité royale demeurent passibles de sanctions sévères voire de la peine capitale. Après l’interdiction d’œuvres de Jean de La Fontaine, l’obscurantisme touche le marquis de Sade, Voltaire, Denis Diderot, Jean-Jacques Rousseau, etc.

Abolie par la Révolution (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789), la censure répressive réapparait rapidement sous la Terreur, le Directoire et surtout à l’époque impériale. Mais désormais elle vise principalement la presse. Après moult dispositions législatives (les suspensions et les rétablissements se succèdent), la liberté de la presse et du livre n’est définitivement consacrée que par la loi de 1881[8].

La censure à l’époque contemporaine

L’examen des cas de censure au cours du XXe siècle démontre que le phénomène n’a pas suivi une évolution linéaire, mais a connu des moments de haute et de basse intensité. Dès 1914, le processus reprend de la vigueur pendant la Première Guerre mondiale. Des livres sont interdits et la presse voit ses marges de manœuvre sensiblement restreintes. Après une accalmie, les mesures liberticides reprennent de plus belle à l’aube des années 1940, comme par exemple sous le régime autoritaire de Salazar au Portugal où des livres sont retirés des étagères des bibliothèques et remplacés par des morceaux de bois.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe en reconstruction n’échappe pas aux démarches de censure, même si les dérives liberticides diminuent[9]. Le 16 juillet 1949, la loi relative aux publications destinées à la jeunesse est votée par le parlement français. Elle énonce clairement une interdiction de présenter « sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous les actes qualifiés de crimes ou délits de nature à démoraliser l’enfance et la jeunesse ». Le ministère de l’Intérieur se voit conférer le pouvoir d’agir sans délais par l’intermédiaire de la Brigade mondaine et de retirer un ouvrage de la de la circulation. Cette disposition légale, fortement moralisatrice et orientée principalement contre les productions culturelles américaines[10], a été promue par les communistes français, les catholiques et des organisations se qualifiant « gardiennes de la morale » (Ligue Française pour le relèvement de la moralité publique, etc.).

La guerre d’Algérie, qui survient quelque temps après, est synonyme d’un durcissement significatif des restrictions à la liberté d’expression. En toile de fond de ce conflit sanglant, la guerre froide exacerbe les luttes idéologiques. L’écrit devient un enjeu essentiel, et par extension les modes de diffusion au plus grand nombre aussi. Le Parti communiste français qui se trouve alors dans une période d’isolement et de soumission à la politique de Moscou, compose des fonds de bibliothèques publiques extrêmement orientés. Les municipalités rouges des années 1950 s’engagent dans ce qu’elles appellent les « batailles du livre ». Impulsées par l’Union soviétique dans l’ensemble de l’Europe, leur objectif est de faire lire les « bons livres ». Pour ce faire, des ouvrages à emprunter sont mis en avant et d’autres ignorés. Évidemment, il existe une censure en miroir. Dans beaucoup de municipalités de droite, L’Humanité, les ouvrages de tendances communistes, socialistes, tiers-mondiste et antiracistes sont introuvables. Cette dynamique se renforce au cours des années 1980. Plusieurs autorités de tutelle de droite, élues dans d’anciens bastions communistes, règlent leurs comptes avec le Parti par bibliothèques interposées.

En 1995, le Front National est élu dans trois villes du Sud de la France : Orange, Marignane, Toulon. Deux ans plus tard, c’est au tour de Vitrolles. Dans leur politique de gestion, les mandataires frontistes considèrent moins les bibliothèques comme des services publics que comme « des lieux de propagande et de guerre ». Certains élus exercent, d’une part, des sanctions directes sur les livres et la presse, leur ôtent toute visibilité, retardent les commandes, ou vont jusqu’à refuser des achats. D’autre part, les collectivités locales imposent l’achat de centaines d’ouvrages d’extrême-droite, mais aussi de journaux tels que Présent, National-Hebdo, Rivarol. Dans les politiques d’acquisition, plusieurs thématiques sont censurées, parmi lesquels l’homosexualité ou même la psychanalyse (des membres du FN s’insurgent d’ailleurs de la présence d’ouvrages de Sigmund Freud).

En 2001, une publication fait beaucoup parler d’elle en France. Vos papiers ! Que faire face à la police ?, écrit par le juge Clément Schouler, membre du Syndicat de la magistrature, est menacé de censure par le ministère de l’Intérieur. Ce dernier décide d’ailleurs d’attaquer en justice l’auteur, l’éditeur Michel Sitbon et le caricaturiste Placid pour diffamation et injure publique. Est particulièrement visée la phrase selon laquelle « les contrôles au faciès, bien que prohibés par la loi, sont non seulement monnaie courante mais se multiplient ». L’affaire connaît de multiples rebondissements avant de se clôturer par une relaxe en 2009. En 2001 également, aux États-Unis et au Canada, la série des ultra-médiatiques livres Harry Potter subit les foudres de mouvements chrétiens qui assimilent l’œuvre de J.K. Rowling à une apologie de la sorcellerie. Le lobbying aboutit à l’interdiction de ces livres dans certaines bibliothèques et écoles. Ce style de censure morale et philosophique ne s’estompe définitivement pas. En attestent les récentes pressions exercées par des extrémistes sur des bibliothécaires en France[11]. Ces groupuscules sont liés au «Printemps français» hostile au mariage gay et qui dénonce une supposée «théorie du genre» qui serait enseignée dans les écoles à travers les ouvrages fournis aux enfants. Afin de combattre ce qu’ils appellent les « bibliothèques idéologiques », ils se rendent dans les bibliothèques de lecture publique, intimident les personnels, les somment de se justifier sur leur politique d’acquisition, fouillent dans les rayonnages avec une obsession particulière pour les sections jeunesse, et exigent le retrait de la consultation de tout ouvrage ne correspondant pas à la morale qu’ils prétendent incarner.

Conclusion provisoire

Même s’il ne se veut pas exhaustif, ce panorama historique a permis de mettre en évidence les grandes lignes évolutives du phénomène de censure dans les écrits francophones. Il rend compte aussi de sa persistance et de sa capacité à se maintenir à travers le temps. Depuis la fin des conflits dans les sociétés occidentales, la censure est parvenue à s’actualiser en adoptant d’autres modes d’application. La baisse du nombre de cas visibles, la discrétion et l’emballage libéral dont la censure s’entoure ne doivent pas occulter le fait qu’elle reste encore opérante de nos jours. Et elle n’est pas uniquement le produit de dérives extrémistes. Aujourd’hui, les dispositifs liberticides les plus puissants découlent davantage du conformisme idéologique et renvoient aux fameux « mécanismes invisibles ». Dès lors, comme l’avance Francis Langevin en se référant aux travaux de Pascal Durand et d’autres chercheurs : « D’une censure voyante et organisée, au sein de laquelle les censeurs sont bien identifiés et usent d’autorité, elle semble s’être mutée en une censure discrète et en apparence sans concertation, implicite au point de n’être pas immédiatement perceptible[12]. »

  1. Cet article est extrait d’un dossier à paraître dans le cadre du projet « Bibliothèque insoumise » des Territoires de la Mémoire
  2. GRAMSCI, Antonio, Cahiers de prison, Paris, Gallimard, 1996.
  3. BOURDIEU, Pierre, La Distinction, Paris, Minuit, 1979. Et du même auteur : Langage et pouvoir symbolique, Paris, Éd. Le Seuil, 2001.
  4. BARTHES, Roland, Mythologies, Seuil, Paris, 1957.
  5. DURAND, Pascal, La Censure invisible, Arles, Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 2006.
  6. KUHLMANN, Marie, « Élus et bibliothécaires aux prises avec la censure », dans ADBDP : Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt, en ligne], http://www.adbdp.asso.fr/spip.php?article516
  7. RIDDERSTAD, Anton, « L’édition française sous l’Occupation (1940-44) » dans Romansk Forum, XVI, n°2, 2002, p. 697.
  8. Cette mesure législative renferme néanmoins une contradiction. Si d’un côté, elle garantit la liberté d’expression, de l’autre, en fixant un cadre légal, elle en limite l’exercice et incrimine certains comportements de presse.
  9. Le cas, très spécifique, de la censure durant la Seconde Guerre mondiale sera développé dans un prochain article.
  10. Même si le courant underground lié à la contre-culture en est encore à ses balbutiements, les comics américains importés présentent des thématiques dérangeantes : sexe, violence, politique.
  11. Une trentaine de bibliothèques publiques auraient fait l’objet de tels tentatives de censure.
  12. LANGEVIN, Françis, « Compte rendu du livre ‘’La censure de l’imprimé’’ de Pascal Durand, Pierre Hébert, Jean-Yves Mollier et François Vallotton », dans Lettres québécoises : la revue de l’actualité littéraire, n° 124, 2006, p. 54