Aide-mémoire>Aide-mémoire n°68

Mots
Récupération

Par Henri Deleersnijder

Toutes les grandes formations politiques ont des références historiques communes, faites de commémorations récurrentes et de personnages emblématiques. Le mouvement ouvrier, au même titre que la gauche en général, a évidemment les siennes. Le 1er Mai et la figure de Jean Jaurès y occupent une place de choix.

Prenons d’abord le cas de la Fête du travail. Elle tire son origine des luttes ouvrières pour obtenir la journée de huit heures, ponctuées de répressions violentes de la part des forces de l’ordre : Chicago en 1886, Fourmies dans le nord de la France en 1891. Le souvenir du sang versé au cours de ces manifestations est resté vivace dans les mémoires populaires du monde entier, au point que l’Internationale socialiste fera du premier jour de mai son grand moment revendicatif. Eh bien, les libéraux en Belgique en ont fait aussi un rendez-vous – à Jodoigne – en l’honneur des travailleurs indépendants tandis qu’à Paris, à la même date et sous l’égide de Jeanne d’Arc, le Front national n’a pas honte d’organiser depuis des années un défilé de ses troupes et sympathisants.

Jean Jaurès, l’icône du « socialisme du possible » selon la formule de François Mitterrand, ne s’en sort pas mieux. Lui, le pourfendeur de l’injustice et courageux défenseur de la paix, assassiné il y a exactement un siècle, a été embrigadé par Nicolas Sarkozy au cours de sa campagne électorale de 2007, lequel n’a pas hésité à se prévaloir de sa mémoire. À son tour, Marine Le Pen a eu l’outrecuidance d’enrôler le fondateur de L’Humanité dans sa préparation de la présidentielle de 2012, alors que sa pensée politique est bien celle du « national-populisme » le plus radical, voire de la « droite révolutionnaire » décryptée par l’historien Zeev Sternhell[1]. Dans le Tarn, en 2009, on avait même pu lire sur une affiche électorale du candidat Louis Aliot, vice-président du FN et compagnon de sa présidente : « Jaurès aurait voté Front national. » No comment

La Marseillaise, chant de guerre de la Révolution française tout autant qu’hymne à la liberté, a elle aussi été adoptée – et de quelle martiale façon ! – par l’extrême droite française. Les mots, décidément, ne sont jamais à l’abri d’instrumentalisations éhontées. Symptomatique à ce propos est le cursus sémantique qu’a subi le terme « nationalisme ». Dans le sillage du « patriotisme jacobin » hérité de l’article III de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 selon lequel « toute souveraineté réside essentiellement dans la nation », ce mot n’a pas toujours été synonyme de fermeture. Arrimé à gauche et d’abord qualifié de « libéral », foncièrement révolutionnaire en son temps, il était porteur du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », ce qui lui conférait un caractère universaliste face aux despotismes de l’Ancien Régime. Il n’en a plus été de même lorsque les revendications légitimes qu’il promouvait ont été petit à petit envenimées par des attitudes de refus, à l’égard du voisin en général ou de la minorité perçue comme corruptrice de l’identité prétendument originelle de la nation, signe de ce que le patriotisme peut insensiblement se muer en chauvinisme agressif et donc en un nationalisme d’exclusion.

Ce genre de dérives ne fait qu’ajouter de la confusion là où de la clarté conceptuelle serait bien nécessaire. Si tout un chacun peut contribuer à cette noble tâche pédagogique, il va sans dire qu’elle incombe au premier chef à une association comme celle des Territoires qui a mis la Mémoire au premier plan de son action démocratique. Pour sûr qu’elle continuera d’y veiller dans ses nouveaux locaux. Car, en présence de certaines récupérations abusives, il est impérieux de mettre le holà : c’est une question de dignité. Bref, à l’antique injonction « Rendez à César ce qui est à César… », qu’il nous soit permis d’ajouter « … et aux peuples ce qui leur revient » !

  1. Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, Paris, Gallimard, 2012.