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Autour de Langston Hughes (1ère partie)

Par Raphaël Schraepen

Langston Hughes (1902-1967) n’a jamais écrit un seul accord, et pourtant rares sont les poètes et écrivains du siècle dernier à avoir autant influencé les musiques qui lui étaient contemporaines. Du postromantique Alexander Zemlinsky aux Last Poets proches du mouvement des Black Panthers, du Gospel au Talking Blues, en passant par des collaborations avec Kurt Weill, Hughes aura été une présence discrète mais effective du monde musical en particulier, mais aussi du monde artistique au sens plus large. À l’origine : le mouvement Harlem Renaissance dont il fut un fer de lance.

Langston Hughes (1902-1967)

Langston Hughes (1902-1967)

Harlem Renaissance

Ce mouvement informel et pluridisciplinaire a vu le jour dans les années 1920, à Harlem bien sûr, même s’il a très vite acquis une internationalité, voire un mondialisme bien oublié aujourd’hui. Point commun de ces artistes : la couleur de leur peau, et la revendication, bien avant les années 1960 donc, de droits égaux aux autres citoyens. Pour le reste, chaque artiste suivait sa ligne.

Certains musiciens de jazz ont été proches du mouvement, l’ont influencé ou l’ont été par lui, et parmi eux, tout de même, quelques géants comme Duke Ellington. Et ce n’est pas un hasard si le mot « Harlem » apparaît dans autant de ses titres : Harlemania, Jungle Nights In Harlem, Harlem Flat Blues, Harlem River Quiver, Harlem Twist (sans doute pas la danse de Chubby Checker !), Harlem Speaks, Echoes Of Harlem, Harmony In Harlem, sans parler de ses deux longues suites A Tone Parallel To Harlem et… Harlem, tout court.

Hughes, mais aussi certains de ses collègues, comme Countee Cullen, pratiquent généralement une forme d’« undertstatement » dans leur révolte, notamment dans ces poèmes brefs et glaciaux sur les lynchages encore nombreux dans le Sud. Plus d’une décennie avant le magnifique Strange Fruit d’Abel Meeropol, chanté pour la première fois par Billie Holiday en 1939, Langston Hughes avait écrit Song For A Dark Girl. Dans ce poème, contrairement à ce qu’on peut parfois lire, c’est bien une jeune fille qui a été lynchée. Le compositeur autrichien Zemlinsky l’a mis en musique. Countee Cullen a, quant à lui, écrit To A Brown Girl Dead. Le poète reste discret sur la cause de la mort de la jeune fille, même si dans ce contexte on pense également à un assassinat raciste, mais il insiste sur le manque de considération dont la jeune morte fait l’objet de la part de la population dominante. Ce poème sera mis en musique par la compositrice classique Margaret Bonds. Son aînée en musique, Florence Price, utilisera nombre de poèmes de Hughes, notamment Negro Speaks Of Rivers.

Musique classique noire ?

Oui, Margaret Bonds et Florence Price étaient noires, tout comme d’autres artistes classiques américains, William Grant Still ou William Levi Dawson, par exemple. Certains se posent alors la question : existe-t-il une musique noire américaine qui soit autre que le jazz ou le blues ? Plus loin : peut-on parler alors de musique classique noire ? Et si oui, qui la définit ? Ses acteurs ou ses auditeurs ?

Cette question n’a de sens que dans le contexte des premières décennies du XXe siècle, aux États-Unis, mais aussi dans certains pays européens. Pour rappel, le noir américain Scott Joplin n’a jamais eu la possibilité de voir sur scène son opéra Treemonisha, il ne fut créé que plusieurs décennies après sa mort1. Ne croyons pas l’Europe plus nette sur ce genre de question : le britannique métis Samuel Coleridge-Taylor (aucun rapport avec son homonyme poète) ne sera même pas convié à la création de sa propre cantate A Tale Of Old Japan – en revanche, il sera un jour invité en privé par le président américain Theodore Roosevelt, ces deux faits bien différents doivent nous inviter à la prudence et éviter les clichés qui exagéreraient ou amoindriraient le racisme ordinaire.

Alors, musique classique noire, oui ou non ? Probablement oui si elle est revendiquée comme telle par ses créateurs mais, ici aussi, il nous faut tempérer notre réponse. La doyenne de ce « genre » qui n’en n’est pas un va sans doute nous aider.

Florence Beatrice Price née Smith

Florence Price (1887-1953) a vu le jour dans une famille de la classe moyenne noire de Little Rock, en Arkansas. Son éducation, ses « humanités », la mènent assez naturellement vers la culture occidentale, européenne principalement, et dans ce contexte il n’est guère étonnant de la voir fascinée par la musique classique. Elle étudie la composition, le contrepoint, et écrit un trio à cordes et une symphonie alors qu’elle est toujours adolescente. Diplômée, elle enseigne alors dans sa région et épouse un homme de loi, Thomas J. Price. Les brutalités du Ku Klux Klan local, culminant par un lynchage dans sa ville même de Little Rock, conduisent Florence et son mari à déménager et à s’installer loin dans le Nord, à Chicago. C’est là que commence sa seconde carrière, celle qui sera en fait déterminante.

Elle reprend des études de composition, plus poussées, et deviendra vite la « première femme noire » reconnue comme compositrice classique. Elle développera des liens d’amitié avec la jeune Margaret Bonds, de vingt-six ans sa cadette, qui l’initiera à la poésie de Langston Hughes. Ce sont surtout les poèmes « spirituels » de ce dernier qu’elle mettra en musique.

Un nouveau paradoxe intervient. La plupart des symboles qu’utilise Hughes peuvent être interprétés selon sa propre sensibilité. Prenons l’exemple d’une de ses œuvres les plus « cryptées » : Song To The Dark Virgin. Selon que l’on soit croyant ou non, on mettra l’accent sur « Virgin », et on en fera un poème à vocation religieuse, ou sur « Dark », et on lira un texte revendicatif. Nul doute que Florence Price mit en évidence sa foi en un dieu quand elle mit ce poème en musique, le « tirant » vers le Gospel.

Cela ne fait pas d’elle une compositrice religieuse, même si elle écrivit beaucoup pour l’orgue et que ses œuvres de ce type sont encore aujourd’hui jouées dans les églises américaines. On retiendra d’elle surtout deux de ses quatre symphonies : la première, réflexive, qui date de 1932, et la fascinante troisième, de 1940, qui mêle avec subtilité les apports occidentaux aux rythmes proches du « jungle », forme de jazz liée à Duke Ellington. Ce type de musique est absolument exempt de kitsch ou de paresseux cross-over trop souvent liés à des pseudo-mélanges de cultures, comme le démontrent également sa Suite of Negro Dances. Une de ses plus belles réussites symphoniques demeure sa longue A Mississippi Suite, parfois improprement appelée Mississippi River Symphony.

Où trouver des enregistrements de Florence Price ? Il faut d’abord prendre son bâton de pèlerin et s’armer, notamment, de beaucoup de patience. En effet, même si certains grands chefs l’ont jouée, comme Zubin Mehta ou Neeme Järvi (je reviendrai d’ailleurs dans le prochain article sur ce dernier, un infatigable découvreur de talents en dépit de ses 76 ans), il existe à l’heure actuelle bien peu de disques consacrés à cette compositrice. C’est également le cas de ses jeunes collègues, peu ou prou inspirés par Langston Hughes, dont il sera question dans le prochain numéro.

Florence Price, embryon de discographie :

- The Oak – Mississippi River Suite – Symphony n°3. The Women’s Philarmonic, direction : Apo Hsu (disque Koch, épuisé chez nous, apparemment encore disponible en Grande-Bretagne).

- Concerto pour piano – Symphony n°1. New Black Music Repertory Ensemble, Karen Walwyn (piano), direction : Leslie Dunner (disque Albany).

Si l’on excepte des compilations de différents artistes chantant des negro spirituals ou des art songs à la qualité variable, c’est à peu près tout. Mais il n’est pas interdit de se promener sur le site Youtube ! On y trouve entre autres une très belle interprétation de sa Sonate pour piano par Karen Walwyn, ainsi que des extraits d’un concert basé sur les compositrices noires, avec notamment la fascinante chanteuse Yolanda Rhodes.

  1. Voir notre article : « Scott Joplin contre l’obscurité » in Aide-mémoire n°61 (juillet-septembre 2012).