Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°69

Editorial
La gauche, entre crise et renoncements

Par Julien Paulus

Rédacteur en chef

Dans son roman intitulé 1912+1, l’auteur sicilien Leonardo Sciascia relate la dispute survenue en 1905 entre Jules Renard et Léon Blum lors d’une représentation à Paris de la Gioconda de Gabriele D’Annunzio, le premier reprochant au second son enthousiasme pour l’œuvre du poète nationaliste italien. Sciascia interprète cette anecdote en des termes durs pour le futur chef du gouvernement français : « Les dannunziens sont insupportables : ceux-là mêmes qui ne l’ont jamais lu, qui ne le liront pas, qui, de sa vie, de son fascisme, savent juste ce qui leur permet de croire qu’ils en sont bien loin. Et l’amour de la vérité oblige à dire que l’enthousiasme du socialiste Blum à l’œuvre, en cette lointaine année 1905, peut aussi être considéré comme un signe, suivi de pas mal d’autres, des reniements imprévisibles du socialisme, des socialismes, des socialistes1. »

Caricature de Gabriele d'Annunzio par Sem (1913)

Caricature de Gabriele d’Annunzio par Sem (1913)

En effet, qui fut Gabriele D’Annunzio et que représentait-il? Écrivain, poète, homme politique, D’Annunzio fut le chantre enthousiaste et exubérant du nationalisme italien, des guerres de conquêtes coloniales en Lybie, de l’entrée de l’Italie dans le premier conflit mondial auquel il prit personnellement part en tant qu’aviateur. En 1919, considérant son pays lésé par les traités de paix, il s’empare avec ses hommes de la ville de Fiume (initialement cédée à la Yougoslavie, sous le nom de Rijeka) et y institue la Régence italienne du Carnaro jusqu’en 1920 avant de se rendre aux troupes italiennes qui l’assiégeaient. Son influence sur Mussolini fut manifeste et, à sa mort en 1938, le Duce lui accorda des funérailles nationales.

Le jugement de Sciascia est sévère, mais l’histoire des « reniements imprévisibles du socialisme » qu’il évoque est malheureusement explicite. Pour ne prendre que le cas de la France, de l’appui à l’entrée en guerre en 1914 à l’abandon de la république espagnole en 1936 par le même Blum, du détricotage progressif du programme du Conseil National de la Résistance2 à l’application sans sourciller des programmes d’austérité actuels, la liste est longue des renoncements de la gauche à ses idéaux au nom d’un supposé réalisme politique qui s’imposerait à tous.

Les derniers scores électoraux du Front national français sont encore plus impressionnants en regard de l’effondrement concomitant du Parti socialiste et de la gauche en général qui, tous partis confondus, décroche moins de sièges que le mouvement frontiste. Que faut-il en déduire ? Dans une tribune à Libération, le politologue Laurent Bouvet pointe la responsabilité des progressistes en rappelant, avec les mots de George Orwell, que « quand l’extrême droite progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur elle-même que la gauche devrait s’interroger3 ». Un constat et un avertissement qu’avait pourtant déjà formulés l’économiste Frédéric Lordon, en mai 2012, quand il écrivait sur son blog La pompe à phynance : « Il faut donc vraiment des œillères pour ne pas voir, ou ne pas vouloir voir, la régularité granitique qui conduit la vie électorale française : quand l’orthodoxie néolibérale pressure les salaires, dégrade les conditions de travail, précarise à mort ou jette au chômage, quand elle détruit les services publics, abandonne les territoires par restriction financière, menace la sécu et ampute les retraites, toute proposition de rupture reçoit l’assentiment, toute trahison grossit le ressentiment, tout abandon du terrain nourrit le Front national4. »

Il semble malheureusement que, de ce point de vue, Marine Le Pen puisse préparer 2017 avec confiance. Les reniements évoqués par Sciascia ne sont en effet pas perdus pour tout le monde…

  1. Leonardo Sciascia, 1912+1, Paris, Fayard, 1989, p.11.
  2. Cf. le « Mot de la présidente » du précédent numéro.
  3. Laurent Bouvet, « Le mépris, c’est de rejeter les plus inquiets du côté du populisme », www.liberation.fr
  4. Frédéric Lordon, « Front national : mêmes causes, mêmes effets… », http://blog.mondediplo.net/2012-05-02-Front-national-memes-causes-memes-effets