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Travail de mémoire ou retour du refoulé ?

Par Julien Paulus

Le colloque Mémoire(s) et identité(s) : quand le passé bouscule le présent, organisé le 8 mai dernier par les Territoires de la Mémoire, fut l’occasion d’interroger les rapports, parfois difficiles, que peuvent entretenir les notions de « mémoire » et d’« identité », et ce à travers l’exploration de plusieurs champs d’activité humaine tels que le droit, l’urbanisme et l’aménagement du territoire, la pédagogie, la psychologie sociale et les médias. Experts et praticiens mémoriels ont ainsi eu l’occasion d’exposer leurs vues et celles de leurs disciplines et réalités respectives quant aux effets que telle ou telle conception du passé pouvait avoir sur les identités individuelles et collectives. Il nous apparaît toutefois que, si les effets d’une mémoire reconnue (parfois officiellement) sur le présent ont bel et bien été abordés par des biais remarquablement divers, ce fut moins le cas des effets pouvant être suscités par une absence ou – pire encore – un déni de mémoire, ni conséquemment de la nécessité souvent éprouvée d’une démarche de travail mémoriel fort comparable, comme nous le verrons, à celui réalisé dans le cadre du deuil[1].

Dans un article du Monde diplomatique daté de mars 2007, l’auteur espagnol José Manuel Fajardo posait le diagnostic d’« Une Espagne encore malade de son passé[2] ». Selon cet auteur, les maux de la société espagnole, en tête desquels il citait la problématique basque et, d’une manière générale, celle du fédéralisme espagnol, ces maux trouvaient leur origine dans le pacte d’amnistie passé entre les différentes forces politiques lors de la transition démocratique opérée par le régime espagnol suite au décès de Franco. L’accord consistait, en substance, à garantir l’impunité aux dignitaires franquistes en échange de leur soutien au nouveau cadre constitutionnel, ce que Fajardo, sur un ton quelque peu ironique, résume comme suit : « On pourrait dire que la transition (1975-1982) a consisté, en fait, à ce que les vainqueurs de la guerre civile (1936-1939) se résignent à ne plus persécuter les perdants, en échange d’une promesse : que ces derniers abandonnent tout espoir de les voir un jour rendre compte de leurs crimes[3]. »

Valle de los Caídos, symbole de la mémoire franquiste, (cc) Godot13

Valle de los Caídos, symbole de la mémoire franquiste, (cc) Godot13

Ce pacte, déni historique et déni de victimes mais condition initialement posée à l’instauration de la démocratie en Espagne, resta en vigueur pendant près de trente ans, toutes majorités politiques confondues, avant que, sous la pression des familles et d’associations mémorielles, une véritable démarche officielle de travail de mémoire voit le jour. Loin d’exiger la condamnation des coupables dans un élan revanchard, ce mouvement entendait plus simplement rendre justice aux victimes, notamment en demandant l’annulation des condamnations arbitraires prononcées par le régime franquiste et, surtout, l’exhumation des milliers de cadavres d’opposants, jetés dans des fosses communes anonymes ce qui priva bon nombre de familles du deuil de leurs proches disparus.

Tout ce processus, son déroulement, ses apports et ses manquements, sont parfaitement décrits par Maite Molina Mármol, dans l’article publié en première page du présent numéro. Dès lors, pourquoi y revenir ? Tout simplement parce que le cas espagnol est particulièrement emblématique de l’importance que revêt le travail de mémoire pour nos sociétés encore traumatisées par l’histoire du XXe siècle. Il permet de prendre conscience de l’utilité toujours actuelle d’une telle démarche et de la nécessité d’étendre cette dernière au-delà de la seule narration historique. Parce que, d’une manière ou d’une autre, de près ou de loin, cette question concerne l’ensemble des acteurs du corps social. Loin d’être l’affaire des seuls historiens, le travail de mémoire comporte au contraire de multiples dimensions et traverse un nombre important de champs d’analyse potentiels, ce que le colloque du 8 mai a parfaitement illustré. Enfin – et le titre de l’article de Fajardo est explicite à cet égard – le déni de mémoire et l’étouffement des voix du souvenir peuvent avoir des conséquences dommageables pour la société tout entière en favorisant sa fracturation par l’entretien des rancœurs et des frustrations.

La mémoire comme thérapie ?

Le travail de mémoire peut-il dès lors être considéré comme une forme de thérapie collective ? Dans son ouvrage La mémoire, l’histoire, l’oubli, le philosophe Paul Ricoeur[4]avait déjà fait l’analyse des dégâts potentiels d’une mémoire empêchée en transposant dans le champ de la mémoire collective des catégories et des concepts relatifs à des pathologies mémorielles tirés de la psychanalyse freudienne, à savoir : le refoulement et le deuil. Pour simplifier, nous dirons que, d’une part, à propos du refoulement, le travail de remémoration du souvenir traumatique refoulé doit libérer le sujet, le réconcilier avec ledit souvenir et empêcher toute « compulsion de répétition » inconsciente. D’autre part, concernant le travail de deuil, celui-ci consiste en une acceptation de la perte de l’objet aimé par l’épreuve de réalité que constitue la prise de conscience de cette perte. Transposés à la mémoire collective, ces deux concepts se rejoignent par leur nécessité commune d’une épreuve de réalité et d’acceptation. Le travail de mémoire représenterait cette épreuve, ce passage obligé que doit emprunter la mémoire collective dans un mouvement de libération vis-à-vis de certains évènements traumatisants du passé. Il représenterait cette tentative d’acceptation du souvenir et de la perte éventuelle causée par cette acceptation : la bonne conscience ou l’orgueil national, par exemple.

Le cas espagnolsouligne cette volonté caractéristique et légitime de réappropriation par les familles du deuil dont elles furent privées ; certaines depuis près de quatre-vingts ans. Cette tentative opérée par l’Espagne de retour sur sa douloureuse histoire passe symboliquement par l’exhumation des corps, métaphore d’un passé qui refait surface, et par le travail de deuil qui en résulte. Mais ce travail de deuil remet explicitement en question l’un des plus importants consensus de la société espagnole, celui du « pacte du silence » que nous avons mentionné plus haut et qui faisait indéniablement partie de l’imaginaire collectif ibérique – ne fût-ce que dans sa représentation officielle.

Le travail de mémoire peut donc être vécu comme une épreuve qui, comme toutes les épreuves, ne va pas sans heurts. Si, en langage psychanalytique, l’acceptation du souvenir et du deuil éventuel qui s’y rattache peut libérer l’individu, la difficulté se fait plus grande quand il s’agit de transposer ce processus à la mémoire collective car celle-ci, comme nous le savons, est avant tout source d’identité. Remettre en question la mémoire d’une société, s’interroger sur son passé revient à questionner ce qui constitue les fondements (récits, images, évènements, légendes) par lesquels celle-ci s’institue en tant que société. Le travail de mémoire comporte donc une évidente dimension politique dans la mesure où son action, en mettant en lumière certains aspects du passé du groupe social constitué, est susceptible de perturber ce qui est établi comme « vérité instituée » et partant de modifier la perception de ce qui fonde son identité.

Une dimension politique

Lors d’un précédent colloque, organisé en 2007 par les Territoires de la Mémoire, autour de la question de la transmission de la mémoire, le politologue Jérôme Jamin nous rappelait, d’une part, l’importance pour une société d’un imaginaire collectif fondé sur des valeurs, des images et des récits rassembleurs et, d’autre part, le rôle joué par les gouvernements, les institutions gouvernantes, dans l’instauration et la conservation de cet imaginaire collectif, et donc d’une mémoire et d’une identité collectives.

« Une société, affirmait-il, ne peut exister qu’à condition d’avoir un certain nombre de significations imaginaires sociales en commun. La mémoire collective qui fait consensus et les mémoires sélectives en débat font partie intégrante de l’imaginaire de la société. Pour exister, pour se représenter, pour se percevoir comme une entité cohérente, la société mobilise un imaginaire collectif qui comprend notamment une certaine perception du passé et une certaine mémoire à entretenir vis-à-vis de certains faits et évènements. […] Et si une communauté, un réseau, les membres d’une association, un milieu professionnel, peuvent tous plus ou moins partager un imaginaire spécifique qui les rassemble, s’il peuvent tous plus ou moins influencer, décider d’influencer le contenu de cet imaginaire, force est de constater que les gouvernements restent les acteurs les plus forts et les plus puissants pour construire un imaginaire et pour tenter d’en orienter le contenu et l’évolution dans le temps[5]. »

Dans le contexte démocratique, cette « instrumentalisation » par les États de l’imaginaire collectif n’est en rien offensante. Elle procède au contraire d’une nécessité d’organiser la mémoire et l’identité collectives autour d’un certain nombre de valeurs communes mais aussi de faits historiques qui favorisent le consensus et l’harmonie relative du « vivre ensemble ».

Les « vérités officielles » ainsi établies sont donc le produit de la nécessité de donner du sens à la société dans laquelle nous vivons. Il ne faudrait donc pas y voir a priori de mauvaises intentions car, contrairement aux systèmes totalitaires où l’imaginaire collectif se voudrait immuable, irréprochable, inattaquable, il est toujours théoriquement possible, dans nos sociétés démocratiques, d’exercer un droit de regard critique sur notre passé, nos valeurs, nos fondements. Mais si par l’exhumation de souvenirs ou de faits historiques parfois laissés de côté, le travail de mémoire participe de ce regard critique et de ce questionnement, la remise en cause de certaines de ces « vérités instituées », au sujet desquelles il invite le corps social à faire le deuil, demeure chose peu aisée.

Paul Ricoeur

Paul Ricoeur

Comme l’écrit à nouveau Paul Ricoeur : « S’agissant des blessures de l’amour propre national, on peut parler à juste titre d’objet d’amour perdu. C’est toujours avec des pertes que la mémoire blessée est contrainte à se confronter. Ce qu’elle ne sait pas faire, c’est le travail que l’épreuve de réalité lui impose : l’abandon des investissements par lesquels la libido ne cesse d’être reliée à l’objet perdu, tant que la perte n’a pas été définitivement intériorisée. Mais c’est aussi le lieu de souligner que cette soumission à l’épreuve de réalité, constitutive du véritable travail de deuil, fait aussi partie intégrante du travail du souvenir[6]. » Le travail de mémoire, à cet égard, constitue bien une démarche politique qui s’inscrit résolument dans le débat de société et suscite parfois la polémique par les changements dans l’imaginaire collectif qu’il propose d’opérer et, surtout, par les blessures d’amour propre collectives que ces initiatives sont susceptibles d’infliger.

Ce n’est donc pas un hasard si, dans son intervention au colloque « Mémoire(s) et identité(s) » du 8 mai 2015, la chercheuse Sarah Demart émettait l’hypothèse d’une crainte de perte identitaire pour expliquer l’absence en Belgique de débat mémoriel autour de la question de la colonisation au Congo (voir ci-contre). Le débat postcolonial, s’il devait avoir lieu, constituerait d’abord, selon elle, un débat national qui interrogerait le lien social au regard d’une colonie qui, à une époque, a constitué un facteur d’identité belge très fort : face au Congolais, on était belge avant d’être wallon ou flamand. Il y aurait donc frilosité mémorielle face à la perspective d’un (nouveau) deuil identitaire belge, mais sans doute également face à la potentielle blessure d’amour-propre collective que ne manquerait pas de susciter une véritable démarche critique du processus de colonisation (et de ses abus évidents). Et c’est peut-être à l’aune de cette même crainte que pourrait s’expliquer l’adoption en France de la « loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », et dont l’article 4, alinéa 2 stipulait que « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ». Cette tentative d’induire le caractère positif de l’œuvre coloniale française (l’alinéa 2 sera abrogé en 2006) illustre certainement la difficulté à se soumettre à cette « épreuve de réalité » que constitue, selon Ricoeur, le travail du souvenir.

Une pédagogique critique ?

La dimension politique du travail de mémoire est donc manifeste, indéniable. Mais pourrions-nous nous contenter d’une mémoire qui ne ferait l’objet d’aucune pédagogie critique, notamment dans une optique d’analyse du présent ? Une meilleure connaissance du passé et l’acceptation de celui-ci ne peuvent constituer les seuls objectifs visés. S’il est bien entendu important pour des victimes ou leurs descendants d’être reconnus dans leur souffrance, le travail de mémoire n’a pleinement de sens que s’il s’accompagne d’une analyse critique de la société contemporaine. Démarche humaniste aux dimensions politiques, pédagogiques, sociales et autres, il se veut un outil méthodologique au service du citoyen dans sa tentative de compréhension des enjeux de la société et de l’époque dans laquelle il vit.

Toutefois, à ce stade de la réflexion, une question reste toujours en suspens : comment, dans une pédagogie se voulant positive et résolument tournée vers l’avenir, concilier le souvenir du pire avec l’espoir du meilleur ou, pour citer un titre de Tzvetan Todorov, associer « mémoire du mal et tentation du bien» ? Todorov pose la question en ces termes : « L’humanisme moderne – un humanisme critique – se distinguent par deux caractéristiques, toutes deux banales sans doute, mais qui tirent leur force de leur coprésence même. La première, c’est la reconnaissance de l’horreur dont sont capables les êtres humains. L’humanisme, ici, ne consiste nullement en un culte de l’homme, en général ou en particulier, en une foi dans sa noble nature ; non, le point de départ, ici, ce sont les camps d’Auschwitz et de Kolyma, la preuve la plus grande qui nous ait été donnée en ce siècle du mal que l’homme peut faire à l’homme. La seconde caractéristique est une affirmation de la possibilité du bien : non du triomphe universel du bien, de l’instauration du paradis sur terre mais d’un bien qui conduit à prendre l’homme, dans son identité concrète et individuelle, comme fin utile de son action, à le chérir et à l’aimer. (…) Comment réconcilier cette absence d’illusions sur l’homme, d’une part, avec ce maintien de l’homme comme but de l’action, d’autre part ? Tel est le défi que doivent relever les humanistes modernes, les humanistes d’après Kolyma et d’après Auschwitz[7]

  1. Nous parlons bien ici d’un travail de mémoire, c’est-à-dire une démarche d’action sur le présent en regard d’un certain passé, démarche absolument différente du devoir de mémoire, injonction au souvenir et à la commémoration, souvent officielle et aisément instrumentalisée par toutes sortes de pouvoirs et/ou groupes de pression.
  2. José Manuel FAJARDO, « Une Espagne encore malade de son passé » in Le Monde diplomatique, mars 2007, p. 8.
  3. Ibid.
  4. Voir Paul RICOEUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, coll. « Points », 2003, pp. 82-97.
  5. Extrait du colloque « Transmettre la mémoire… mais comment ? » organisé à Liège le 24 octobre 2007, disponible ici : http://www.territoires-memoire.be/images/PDF/pdf/transmettre7mai_cahiercolloque_web.pdf
  6. Paul RICOEUR, op. cit., pp. 96-97.
  7. Tzvetan TODOROV, Mémoire du mal, tentation du bien : enquête sur le siècle, Paris, Robert Laffont, 2000, p.333.