Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°75

Editorial
Radicalisme, retour aux racines ou retour sur soi

Par Julien Paulus, rédacteur en chef

Ils étaient trois, se connaissaient quelque peu et, jusqu’en 1793, se croisaient au club des Cordeliers, dans la salle du Musée de la rue Dauphine à Paris. Bien qu’ils n’aient créé ensemble aucun mouvement, fondé aucun journal, écrit aucun manifeste, ils furent tous les trois regroupés sous le vocable peu amène d’« Enragés ». Ainsi, Théophile Leclerc, Jean-François Varlet et surtout Jacques Roux, rousseauistes partisans d’une démocratie radicale et de la soumission de l’économie au politique, entrèrent-ils dans l’Histoire de la Révolution française[1], notamment sous la plume de Jean Jaurès mais aussi celle de Karl Marx. « Par [leurs] idées, ils sont les interprètes du mouvement populaire, parfois ses inspirateurs, mais très rarement ses meneurs », écrit Éric Hazan à leur sujet[2]. Et de fait, même en cette époque de troubles souvent violents où la politique se pratiquait au jour le jour et dans un tourbillon d’affrontements brutaux, leurs discours et propositions reflètaient un radicalisme populaire qui tendit à effrayer même les plus jusqu’au-boutistes des révolutionnaires de l’époque.

Jacques Roux

Portrait présumé de Jacques Roux

Ainsi Brissot fut-il un des premiers à qualifier ces trois radicaux d’« enragés » dans Le Patriote français du 10 mai 1792, les accusant de « porter à l’excès leur doctrine populaire ». Quant à Marat, pourtant connu pour ses positions extrêmes, il les décrivit en des mots très durs et méprisants dans Le publiciste de la République française du 4 juillet 1793 : « Ces intrigants ne se contentent pas d’être les factotums de leurs sections respectives, ils s’agitent du matin au soir pour s’introduire dans toutes les sociétés populaires, les influencer et en devenir enfin les grands faiseurs. Tels sont les trois individus bruyants […] : je veux parler du petit Leclerc, de Varlet et de l’abbé Renaudi soi-disant Jacques Roux. »

Le radicalisme des « Enragés » s’exprimait surtout dans leur volonté de revenir à la racine du principe de « démocratie » et de l’appliquer intégralement : souveraineté populaire totale, contrôle sévère des mandataires, mise à bas de la bourgeoisie commerçante jugée encore plus nuisible que l’ancienne aristocratie… Écartés en raison de ces propositions « radicales », notamment par Robespierre et Saint-Just, il est assez ironique de constater que ces derniers tomberont quelques mois plus tard, pour les mêmes raisons et après avoir fait état de propositions fortement inspirées de celles de Roux et consorts. Par ailleurs, à la lecture des mots du tonitruant Marat, il semblerait bien que nous soyons toujours in fine le « radical d’un autre ».

Dès lors, qu’est-ce que le « radicalisme » ? Que signifie être « radical » ? Qu’entend-on par « radicalisation » pour reprendre un mot à la mode dans les médias d’aujourd’hui ? Les trois prochains numéros de la revue Aide-mémoire seront consacrés à différentes réalités que l’on accole à un terme devenu d’une polysémie compliquée et d’un usage tellement courant qu’il en devient parfois inapproprié, pour ne pas dire suspect. Ainsi, les quelques pages du présent numéro s’attacheront à l’approche « historique », très à gauche, du concept. Nous tâcherons d’explorer ensuite les réalités que peut recouvrir l’usage fréquent du même concept dans les champs religieux d’abord et d’extrême droite ensuite.

Dans sa Critique de “La philosophie du droit” de Hegel, Marx écrivait : « Être radical, c’est prendre les choses par la racine. Et la racine de l’homme, c’est l’homme lui-même. » Vu sous cet angle, une analyse des phénomènes radicaux nous amènerait peut-être à observer les différentes tentatives de l’homme pour revenir à lui-même.

  1. Voir HAZAN, Éric, Une histoire de la Révolution française, Paris, La Fabrique, 2012, pp. 232-235 et pp. 253-262
  2. Idem, p.234.