Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°75

Radical, vous avez dit radical ?

Par Olivier Starquit

« Lorsque les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté. » (Confucius)

RADICAL\adjectif /ʁa.di.kal/

Du latin radicalis, dérivé de radix (« racine »)

  1. Qui vise à agir sur la cause profonde des effets qu’on veut modifier.
  2. (Botanique) Qui vient à la racine.
    • Feuilles, fibres radicales, pédoncules radicaux, feuilles, fibres, pédoncules qui naissent au collet de la racine.
  3. (Figuré) Ce qui a rapport au principe d’une chose, à son essence.
    • Il y a entre le ritualisme occidental et le mysticisme oriental une différence d’essence, une incompatibilité radicale que vingt siècles d’échanges et de compénétrations n’ont pas entamées. — (Jacques-Henry Bauchy, Histoire de la forêt d’Orléans, 1985)
    • Guérison, cure radicale, cure qui a détruit le mal dans sa racine.
  4. (Grammaire) En rapport avec la racine du mot.
    • Terme radical.
    • Lettres radicales, lettres qui sont dans le mot primitif et qui se conservent dans les mots dérivés.
    • Signe radical, signe qui se met devant les quantités dont on veut extraire la racine.
  5. (Politique) Qui préconise l’application intégrale de certains principes.
  6. Qui est absolu, qui va jusqu’au bout de ses opinions.

Ces définitions reprises in extenso figuraient en exergue de l’excellente revue Radical, créée il y a deux ans. Toutes ces descriptions couvrant la botanique, les mathématiques et la politique semblent assez neutres en soi. Or comment expliquer la sursaturation sémantique et la perception négative dont fait l’objet de nos jours cet adjectif qualificatif ?

Mural Simón Bolivar like Che Guevara (cc) The Photographer

Mural Simón Bolivar like Che Guevara (cc) The Photographer

Ainsi cette manchette du quotidien vespéral du 22 décembre : « Les électeurs radicaux ont-ils pris le pouvoir[1]? » ; voire celle du 11 janvier : « Radicalisme : Milquet appelle à unir les forces[2]». Car il faut « déradicaliser », pour employer ce néologisme qui lui aussi fait florès. Mais finalement, qu’est-ce qui est radical ? Qui sont les radicaux ? Comme le souligne Renaud Maes, « plus que ce que la lutte contre la radicalisation dit, ce qui mérite d’être soulevé c’est ce qu’elle ne dit pas[3]». Ainsi, une définition en creux du citoyen non radical, normal, serait-on tenté de dire, tend à indiquer qu’il n’est pas musulman, immigré et qu’il accepte sa position sociale, pour se concentrer uniquement sur le champ social. « Le problème n’est donc pas l’existence d’inégalités sociales mais le fait que certaines couches de la population puissent les trouver problématiques[4]». Et c’est ainsi que l’on constate dans le monde politique une farouche tendance à faire un amalgame entre les tenants d’une position radicale au sens premier du terme (soit celles et ceux qui souhaitent prendre le mal à la racine et qui visent donc à agir sur les causes profondes des phénomènes qu’ils souhaitent modifier) et les extrémistes.

Et en effet, c’est bien connu, tout ce qui est excessif est insignifiant et toute vision alternative se voit ainsi disqualifiée et partant, toute capacité d’action collective se voit ainsi neutralisée (tout lien avec la disqualification du légitime combat actuel des cheminots est tout sauf fortuit).Cette disqualification par l’hyperbole qui se traduit indubitablement et inlassablement par l’exacerbation disproportionnée du moindre acte de contestation nous incite à lever le paradoxe suivant : « Cette tendance à la criminalisation de la contestation n’est-elle pas le symptôme d’une démocratie fébrile ou frileuse, crispée, peu sûre d’elle et en manque de perspective ? Pourquoi un système démocratique construit à coups de luttes et de contestation a-t-il si peur des luttes et des contestations actuelles[5]? »

Quoiqu’il en soit, elle favorise et promeut une véritable révolution anesthésiante, une propension à penser mou sous la férule de la gouvernance. Ce qu’Alain Deneault développe dans son dernier opus[6]: « Sans surprise, c’est le milieu, le centre, le moyen qui dominent la pensée politique. Les différences entre les discours des uns et des autres sont minimes, les symboles plus que les fondements divergent, dans une apparence de discorde. Les “mesures équilibrées”, “juste milieu”, ou “compromis” sont érigés en notions fétiches. C’est l’ordre politique de l’extrême centre dont la position correspond moins à un point sur l’axe gauche-droite qu’à la disparition de cet axe au profit d’une seule approche et d’une seule logique[7].(footnote-7) »

Et dans ce cadre, la gouvernance est et reste la pièce maîtresse, le pivot autour duquel tout gravite : sous couvert de saine gestion des institutions publiques, l’action politique a été réduite à la gestion, est devenue une technique qui doit apporter une solution à un problème qui surgit (ce que les manuels de management appellent le « problem solving »). Mais cette intervention purement technique se passe de toute réflexion de long terme, fondée sur des principes, de toute vision politique du monde publiquement débattue. Et c’est ainsi que nous assistons à « la transformation de la politique en culture de la gestion. L’abandon progressif des grands principes, des orientations et de la cohérence au profit d’une approche circonstancielle, où n’interviennent plus que des “partenaires” sur des projets bien précis sans qu’intervienne la notion de bien commun. »[8]Et il est particulièrement important dans un tel environnement de disqualifier toute position alternative, un tant soit peu divergente. En somme, dans ce monde merveilleux de la gestion sous l’égide de la gouvernance et de la société de consommation, les représentants politiques sont sommés (et obtempèrent volontiers dans la plupart des cas) de s’adresser à des tubes digestifs. Priés d’avaler et d’avaler encore alors que l’essor marchand les essore.

Quiconque est favorable et agit dans le sens d’un monde figé n’a nul intérêt à voir une personne s’en prendre aux racines de ce monde, le secouer et lui apporter le remède approprié.

La lutte contre le terrorisme comme roue de secours

Et si malgré tout, la douce musique paralysante et anesthésiante de la gestion ne suffit pas à endormir, il est possible de passer au niveau 4. Indépendamment de la dangerosité réelle des velléités terroristes qui secouent le royaume de Belgique, force est de constater que le couplet répression, surveillance et militarisation de l’espace public permet, par l’ampleur médiatique et la chape de plomb qu’il induit, de mettre aussi et tout autant sous l’éteignoir toute approche radicale.

Ainsi, sous couvert de niveau 4 en Belgique ou de promulgation de l’état d’urgence en France, nous assistons à une poursuite et à un approfondissement du changement de régime, à une transformation radicale du modèle étatique. Nous quittons les rives de l’État de droit pour voguer vers « quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler État de sécurité (« Security State », comme disent les politologues américains)[9]», et cette transformation, encore plus que la gouvernance et la gestion, induit un « changement du statut politique des citoyens et du peuple, qui était censé être le titulaire de la souveraineté. Dans l’État de sécurité, on voit se produire une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation progressive des citoyens… Par la dépolitisation progressive du citoyen, devenu en quelque sorte un terroriste en puissance, l’État de sécurité sort enfin du domaine connu de la politique, pour se diriger vers une zone incertaine, où le public et le privé se confondent, et dont on a du mal à définir les frontières[10] ».

La question de Lénine : face à ces constats que faire ? Comment résister à la médiocratie ?

Pour éviter d’être confronté à une langue qui ne signifie plus rien et qui permet de ne plus rien dire (le spectre de 1984 ressurgit soudainement), il semble évident qu’une des premières tâches essentielles à accomplir est celle visant à « rendre aux mots leur sens fort, polémique. Raviver ceux qui ont été enfermés dans les prisons idéologiques parce qu’ils n’auraient pas été “politiquement corrects”. Un travail d’Hercule qui semble presque impossible à gagner, tant le populisme fleurit et croît dans l’excès, tant il se nourrit de la dislocation du langage et de la pensée, tant les responsables politiques “traditionnels” sont enfermés, de leur côté, dans un jargon et une rhétorique creuse dont ils ne perçoivent même plus qu’ils ne veulent et ne peuvent plus rien signifier. Et, partant, qu’ils sont impuissants à mener la moindre action concrète sur le réel[11]. »

Dans ce cadre-là, l’espoir est de mise au vu des nombreuses initiatives qui se font jour (de la boîte à outils de l’asbl Philocité au jeu des Dicomenteurs[12] en passant par les ateliers novlangue[13]). La lucidité gagne du terrain. Il semble de plus en plus impérieux que « le sens doit gouverner le choix des mots et non l’inverse. Conserver au langage son maximum d’expressivité, de concrétude de précision et surtout de sens du commun fait partie du projet des Lumières[14]. »

Ainsi, outre le refus de parvenir et de participer à cette révolution anesthésiante, il est également et plus que jamais prépondérant et essentiel de « revenir à la culture et aux références intellectuelles (…). Si on se remet à lire, à penser, à affirmer la valeur de concepts aujourd’hui balayés comme s’ils étaient insignifiants, si on réinjecte du sens là où il n’y en a plus, quitte à être marginal, on avance politiquement. Ce n’est pas un hasard si le langage lui-même est aujourd’hui attaqué. Rétablissons-le[15]. »

Car, pour paraphraser Emmanuel Kant et sa définition des Lumières, il s’agit de s’affranchir de l’état de tutelle dont nous sommes nous-mêmes responsables : « On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre[16]. » Pour le dire autrement, « toutes les solutions techniques finiront par échouer si nous ne parvenons pas à retrouver la confiance et les ambitions d’une démocratie véritable. C’est-à-dire une démocratie qui ne se contente pas des règles formelles, favorables au commerce, à l’individualisme et à l’hédonisme de masse, mais une démocratie qui se revendique de la force des idées. Radicalement. Des idées mises en acte dans des pratiques politiques, culturelles, sociales, éducatives, de justice et de soin. Des idées et des pratiques aux antipodes de cette humiliation collective que partagent aujourd’hui les victimes et leurs bourreaux, dans une société où la valeur est réduite au prix, où la cupidité gouverne au mépris des idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité[17]. »

  1. Mathieu COLINET, « Les électeurs radicaux ont-ils pris le pouvoir ? », in Le Soir du 22 décembre 2015, p.17.
  2. Martine DUBUISSON, « Radicalisme : Milquet appelle à unir les forces », in Le Soir du 11 janvier 2016, p.8.
  3. Renaud MAES, « Radicalisation et démission politique », in Echos n° 89, Bruxelles Laïque, 2e trimestre 2015, p.33.
  4. Ibidem.
  5. Mathieu BIETLOT et Fabrice VAN REYMENANT, « Le syndrome d’une démocratie frileuse », in Echos n° 84, Bruxelles Laïque, 1er trimestre 2014, p.8.
  6. Alain DENEAULT, La médiocratie, Montréal, Lux, 2015.
  7. Alain DENEAULT, « En politique comme dans les entreprises, les médiocres ont pris le pouvoir », entretien par Michel ABESCAT, in Télérama du 7 décembre 2015, http://www.telerama.fr/idees/en-politique-comme-dans-les-entreprises-les-mediocres-ont-pris-le-pouvoir,135205.php#5QgSZHfLj23kDYri.01.
  8. Mathieu DEJEAN, « Comment les médiocres ont pris le pouvoir », in Les inrockuptibles, 1er décembre 2015, http://www.lesinrocks.com/2015/12/01/actualite/comment-les-m%C3%A9diocres-ont-pris-le-pouvoir-11791161/.
  9. Giorgio AGAMBEN, « De l’État de droit à l’État de sécurité, in Le Monde, 23 décembre 2015, http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/12/23/de-l-etat-de-droit-a-l-etat-de-securite_4836816_3232.html.
  10. Ibidem.
  11. Vincent ENGEL, « Le Pen, Sarkozy, Trump, fossoyeurs des mots », in Le Soir (en ligne), 13 décembre 2015, http://www.lesoir.be/1067022/article/debats/chroniques/2015-12-11/pen-sarkozy-et-trump-fossoyeurs-des-mots
  12. Organisé par les Équipes populaires dans le cadre de leur campagne « Démasquons les mots qui mentent », [http://www.equipespopulaires.be/spip.php?rubrique19].
  13. Ateliers organisés par les JOC, http://www.equipespopulaires.be/spip.php?rubrique19.
  14. Renaud GARCIA, Le désert de la critique. Déconstruction et politique, Paris, L’Echappée, 2015, p.72.
  15. Alain DENEAULT, « En politique comme dans les entreprises, les médiocres ont pris le pouvoir », op. cit.
  16. Emmanuel KANT, « Qu’est-ce que les Lumières ? », cité dans Renaud GARCIA, op. cit.
  17. Roland GORI, « Les ambitions d’une démocratie véritable », in L’Humanité, 18 novembre 2015, http://www.humanite.fr/les-ambitions-dune-democratie-veritable-590152. Le gras et l’italique sont de l’auteur.