Aide-mémoire>Aide-mémoire n°75

De la radicalité de la démocratie : conflit et agonistique

Par Gaëlle Henrard

Retour et réflexion sur une rencontre de la revue Aide-mémoire à la Foire du Livre politique de Liège le samedi 7 novembre 2015

Rencontre de la revue Aide-mémoire à la Foire du Livre politique de Liège le samedi 7 novembre 2015

En programmation de la Foire du Livre politique de Liège, nous avions annoncé une rencontre avec Jacques Généreux pour faire suite à notre numéro précédent sur le thème de la démocratie et de la gouvernance économique. Notre invité n’ayant pu être présent, nous avons proposé un échange sur ce même thème avec trois contributeurs de la revue. L’idée de cette rencontre était de faire émerger la discussion hors des pages d’Aide-mémoire, de l’ouvrir aux lecteurs potentiels et de manière générale à tout citoyen présent. Notre souhait est de renouveler ce type de dispositif pour faire de la revue un véritable outil d’échange, un outil à manipuler et à s’approprier collectivement. Petit retour donc sur cette rencontre animée par Julien Paulus, en présence d’Oliver Starquit, de Gilles Rahier et de Steve Bottacin pour une réflexion sur nos démocraties et leur radicalité potentielle.

Inaliénabilité vs violation des traités

Pour rappel, le fil rouge du numéro précédent et de cette rencontre était la phrase prononcée par Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, en janvier 2015 au lendemain des résultats des élections législatives en Grèce qui avaient porté Syriza au pouvoir. « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens déjà ratifiés », avançait-il dans une interview accordée au Figaro. Si d’aucuns ont pu se demander si cette phrase était accidentelle, si elle avait échappé à son auteur, Steve Bottacin prête en revanche à celui-ci des intentions claires et assumées. Loin d’être le résultat d’une improvisation, elle reflète bien, selon lui, une communication parfaitement maîtrisée, communication destinée d’une part aux citoyens européens, a fortiori grecs à l’époque, mais aussi aux pairs de Monsieur Juncker, opérateurs des marchés financiers et négociateurs du Traité transatlantique afin qu’ils ne s’inquiètent pas pour leurs arrangements financiers face à tout éventuel sursaut démocratique. Et Steve Bottacin de nous rappeler que ce genre de propos n’avait rien d’inédit comme en témoigne, entres autres, une interview de Jean-Pierre Raffarin dans le cadre de la campagne Sarkozy-Hollande de 2011 à propos d’une question sur la rigueur à laquelle l’ex-Premier ministre français répondait très pédagogiquement et calmement que, si auparavant l’élection dépendait d’un seul facteur, en l’occurrence l’avis des électeurs, désormais, elle dépendait de deux facteurs, l’avis des électeurs et l’avis des prêteurs.

Rencontre de la revue Aide-mémoire à la Foire du Livre politique de Liège le samedi 7 novembre 2015

L’inaliénabilité des traités européens donc… Sorte d’effet de cliquet pointé par Paul Jorion comme nous le rappelait également Steve Bottacin : une fois passées certains étapes, il deviendrait impossible de revenir en arrière et donc de désactiver le cliquet enclenché de l’engrenage, qu’il s’agisse d’habitudes, de comportements, de prix ou de décisions politiques.

Face à une telle situation, Jacques Généreux ne proposait alors rien d’autre que de « violer les traités » : « Dans cette logique-là [celle des négociations dans le cadre de l’Union européenne] vous attendez que les autres soient d’accord avec vous pour qu’il puisse se passer quelque chose. Donc, il ne se passe rien car nous sommes dans un système où il faut une unanimité pour engager réellement et sérieusement un quelconque projet de réforme. Cette unanimité n’existe pas et donc il ne se passera jamais rien. L’Union européenne et la zone euro ne seront jamais réformées démocratiquement. Elles ne seront réformées qu’au moment où elles s’effondreront dans la prochaine crise. Donc le seul moyen qu’il y a pour déclencher ces fameuses négociations, le fameux choc qui va permettre de faire qu’enfin on soit bien obligés de changer quelque chose, c’est qu’un grand pays, par exemple la France, décide de désobéir radicalement [nous soulignons ndlr] et unilatéralement aux traités européens[1]. »

De quelles alternatives démocratiques parle-t-on ?

Parti « à la recherche du mode d’action perdu[2] », Olivier Starquit a fait le constat du caractère insaisissable et protéiforme de l’adversaire et par conséquent du caractère « suranné » de nos modes d’action et de nos stratégies. Si cette affirmation s’avère pessimiste, elle dénote surtout pour lui une exaspération par rapport à nos modes d’action actuels. Il exhorte à une véritable réflexion sur nos stratégies de lutte et sur les outils pour les mener. Que reste-t-il en effet de la pertinence et de l’éventuelle efficacité à marquer son opposition à un gouvernement par une manifestation et de demander un entretien avec le représentant de tel ou tel ministère alors qu’on sait qu’un certain nombre de décisions cruciales les dépassent puisqu’elles sont prises par la Commission européenne ou la FEB pour ne citer qu’elles ? Cela a-t-il encore du sens de cibler comme ennemis nos gouvernements ? S’il n’est pas question de diminuer ou de lisser les actions, il serait en revanche urgent de mieux les cibler.

Autre outil qui semble faire défaut : le référendum. Gilles Rahier[3] a pu constater l’affaiblissement du système référendaire qui aurait pourtant pu apparaître comme un bon complément à nos démocraties représentatives. Au passage, il rappelle l’outil de promotion des traités européens qu’il a longtemps constitué. Or, force est de constater que cette alternative démocratique n’est plus à même de remplir son rôle de vecteur démocratique, ou peut-être faudrait-il dire qu’on ne lui en laisse pas ou plus la latitude. Dans le cadre européen en l’occurrence, le cas de la Grèce nous l’a encore rappelé. Concernant le TTIP, 12 pays de l’Union européenne ont le droit de réclamer un référendum, chose que la Commission européenne est actuellement très loin d’appuyer. Par ailleurs, lorsqu’il est utilisé, le référendum prend souvent la forme d’un plébiscite à l’appui d’une proposition, d’une politique menée par nos représentants.

En termes de participation, une réflexion intéressante a aussi été lancée par un participant à la discussion sur le caractère peu mobilisateur, malgré la gravité de certains enjeux comme le TTIP, de discours considérés par un grand nombre comme trop radicaux[4] et par là soit inaudibles, soit effrayants parce que perçus comme extrêmes. Or, revenir au caractère radical de la démocratie consiste peut-être à défendre d’abord les institutions démocratiques existantes mais en rendant à cet existant la vigueur de sa racine. Dans une perspective à long terme et non de renversement immédiat du rapport de force, ce ne serait pas avec un discours sur le tirage au sort, la démocratie participative ou le mandat impératif au lieu du représentatif qu’on rallierait des forces mais plutôt en se positionnant sur « un axe central où se situe la menace de ces traités de libre échange qui vont imposer même aux États de se plier aux diktats de la finance ». Cet axe ne serait autre que la protection de la démocratie représentative, si imparfaite soit-elle, des parlements et même des gouvernements nationaux dont le pouvoir est pour le moins menacé. Il faudrait en quelques sortes « penser, au niveau tactique, à faire des matchs de repos et à établir un rapport de force favorable au changement et cela passe[rait] par la défense de ce que nous sommes en train de perdre jour après jour ».

Une autre place pour le conflit ?

Il nous semble intéressant de revoir ces différentes propositions à la lumière des thèses de la philosophe politique belge Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, thèses qui allaient marquer les révolutions institutionnelles sud-américaines. En effet, dans un livre paru en 2015[5], Chantal Mouffe expose son travail sur la démocratie radicale à travers la théorie de l’agonistique[6]. Critiquant la démocratie délibérative et libérale, qui ne travaillerait que dans le sens d’un consensus trop rationnel, elle lui oppose une démocratie agonistique qui remettrait au centre du jeu politique la notion de conflit. Pour les partisans de ce système en effet, « la démocratie délibérative fait reposer la légitimité et/ou la justice d’une décision sur la qualité de la discussion qui la précède ; celle-ci doit avoir été marquée par la seule prévalence des meilleurs arguments[7] ». Dans un tel système, la participation doit donc respecter des critères de rationalité avec pour objectif la recherche d’un consensus que Chantal Mouffe perçoit comme formel et dépassionné, en somme comme une erreur.

Celle-ci défend a contrario l’idée que « les questions proprement politiques impliquent toujours des décisions qui exigent de faire un choix entre des alternatives qui sont indécidables d’un point de vue strictement rationnel[8] ». Par ailleurs, les défenseurs de la démocratie agonistique ne croient pas à la possibilité d’un tel consensus, « même minimal et limité aux procédures et/ou aux principes fondamentaux, et surtout que l’établissement d’un tel consensus puisse être désirable : la participation restera et devra rester radicalement conflictuelle, mettant sans cesse en question les principes mêmes sur lesquels le consensus pouvait sembler s’être fait. L’horizon proposé par la démocratie agonistique est celui d’un déplacement perpétuel du conflit, à mesure que les identités politiques et les luttes hégémoniques changent de frontière et de forme. [9] ». Il s’agirait donc de faire éclater les cadres de la démocratie délibérative hégémonique et de rendre possible et légitime le conflit « sur le type de voix qu’on peut entendre, les formes argumentatives qu’on peut accepter, le type de problèmes qu’on peut traiter[10] ». Chantal Mouffe fait en effet le constat que la théorie libérale se trouve « incapable de rendre compte du caractère inéluctablement conflictuel du pluralisme[11] ». Cette logique agonistique apporte un éclairage intéressant aux propos de Jacques Généreux rapportés ci-dessus.

C’est aussi pourquoi la philosophe caractérise les passions comme un moteur politique et appelle à ne pas les exclure du champ décisionnel mais au contraire à articuler cette dimension affective des conflits en termes institutionnels. Ainsi, si elle critique la politique de droite, elle ne reconnaît pas non plus la solution au sein d’une gauche radicale qui, comme la première, tend à externaliser le rapport de force hors de l’État et des institutions, comme elle pense que c’est le cas avec des mouvements comme la désobéissance civile, les lanceurs d’alerte ou des occupations de places. Elle enjoint donc la pensée de la gauche radicale à ne pas renoncer à transformer l’État plutôt que de le déserter et de l’abandonner à l’hégémonie d’une pensée de droite. Cette manière d’accueillir le conflit en le légitimant permettrait en outre d’empêcher qu’il ne dégénère en antagonisme indépassable et menaçant pour la démocratie pluraliste.

Alors, lorsque le simple fait de brûler du bitume[12] ou de déchirer une chemise[13] permet aux médias de crier au scandale, on ne peut que forcer, encore, la réflexion sur le sens donné au mot « violence » et sur le langage qui permet parfois de se faire entendre. Car la définition du langage des uns et des autres est elle aussi un élément clé dans ce jeu politique agonistique, au même titre que celle des identités, des normes sociales, et de ce qui peut être ou non l’objet d’une décision (qu’elle aille ou pas d’ailleurs dans le sens des traités déjà ratifiés…). Et si on parle de la radicalité de nos actions et de nos systèmes, il faut nécessairement porter la question sur le plan discursif et donc y joindre la radicalité du discours qui les raconte. Olivier Starquit écrivait dans le même article qu’« il faut réenchanter le monde et les luttes et faire preuve de créativité […] afin d’opposer un autre récit à celui des élites financières, un récit alternatif propice à la création et à la mise en place d’une citoyenneté d’intervention réfractaire au monde tel qu’il est ». Peut-être pourrions-nous conseiller à nos démocraties malades une petite cure auprès des thérapies narratives… En effet, « l’approche narrative[14] considère que l’identité de l’individu est construite par ses relations et les histoires racontées à son propos. Elle propose une déconstruction des relations de pouvoir dans lesquelles l’individu se sent isolé et enfermé face à son problème, puis la reconstruction d’histoires alternatives dans lesquelles les individus retrouvent une relation avec leurs rêves et leurs aspirations. Un des grands points forts de l’approche narrative est de savoir guider l’individu dans la recherche et la reconnexion avec ses ressources cachées, celles qui n’ont pas été prises en compte au regard de leur histoire “dominante”[15] ». En appliquant cette forme d’archéologie narrative de l’individu à nos systèmes politiques démocratiques, en opposant notre discours alternatif au récit dominant, on pourrait aussi raconter le conflit autrement, la violence autrement et la démocratie… radicalement. Ce qui éviterait peut-être de devoir s’excuser d’être radical[16].

  1. Entretien de Jacques Généreux par Hubert Huertas et Martine Orange, pour « Objections » l’émission politique de Mediapart, 24 octobre 2014, http://www.mediapart.fr/journal/economie/241014/jacques-genereux-parti-de-gauche-il-faut-violer-les-traites-europeens.
  2. Olivier STARQUIT, « À la recherche du mode d’action perdu », in Aide-mémoire n°74 d’octobre-décembre 2015, p.10.
  3. Gilles RAHIER, « Le référendum : une voie démocratique instrumentalisée ? », in Aide-mémoire n°74 d’octobre-décembre 2015, pp.1 et 6-7.
  4. Si on suit la seconde acception du terme rappelée par Jean Faniel dans l’entretien ci-contre : « qui travaille à la réformation complète, absolue, de l’ordre politique dans le sens démocratique ».
  5. Chantal MOUFFE, Agonistique. Penser politiquement le monde, Paris, éd. Beaux-Arts de Paris, 2015.
  6. Terme formé sur le grec ancien agôn : concours ou conflit organisé principalement dans le domaine sportif (les Jeux olympiques par exemple comportaient des agôn sportifs) mais aussi dans le domaine de la joute oratoire.
  7. Samuel HAYAT, « Démocratie agonistique », _in Ilaria_CASILLO (et alii), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, Paris, GIS Démocratie et Participation, 2013, ISSN : 2268-5863. URL : http://www.dicopart.fr/fr/dico/democratie-agonistique, page consultée à la date du 07/01/2016.
  8. (#footnote-ref8) Chantal MOUFFE, « Politique et agonisme », in Rue Descartes 2010/1 (n° 67), pp. 18-24. DOI 10.3917/rdes.067.0018, http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2010-1-page-18.htm, page consultée à la date du 06/01/2016.
  9. Samuel HAYAT, op. cit.
  10. Ibidem.
  11. Ibidem.
  12. Il est ici question de la grève du 19 octobre 2015 en région liégeoise où des militants de la FGTB avaient bloqué la E40 au niveau de Herstal et mis le feu à des pneus. Cette action a soulevé un vent d’indignation. Voir notamment l’article de Philippe Bodeux, « Grèves : le mouvement se radicalise », du journal Le Soir du 20 octobre 2015.
  13. Référence à la chemise de Xavier Broseta, DRH d’Air France, arrachée par des salariés de la compagnie face à l’annonce du licenciement de 2.900 travailleurs le 5 octobre 2015. À ce sujet, voir également le texte de Frédéric Lordon : http://blog.mondediplo.net/2015-10-09-Le-parti-de-la-liquette
  14. Approche développée par le thérapeute australien Michael White et le Néo-Zélandais David Epston.
  15. http://www.institut-repere.com/Institut-Repere/qu-est-ce-que-l-approche-narrative.html, page consultée à la date du 11 janvier 2016.
  16. Petit clin d’œil à l’intervention d’Olivier Starquit à la Foire du livre politique : « On est presque obligés de s’excuser d’être radical de nos jours, alors qu’on ne l’est pas. »