Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°75

Mots
Radicalisation

Par Henri Deleersnijder

2015 a été une annus horribilis. Pas seulement pour les hautes températures qui y ont été enregistrées, ce qui ne manquait pas d’agrément à vrai dire. Mais surtout, comme chacun sait, pour la surchauffe terroriste qui l’a marquée aux quatre coins du monde, particulièrement chez nos voisins français victimes des attentats des 7 et 9 janvier d’abord, puis de ceux du 13 novembre. Ces actes barbares ont sidéré les consciences, tout en suscitant dans les médias des tombereaux de commentaires.

S’il y a bien un mot qui a tenu le haut du pavé chez les divers éditorialistes de la presse écrite et audiovisuelle, ainsi que chez ses nombreux analystes impatients de décrypter ces événements tragiques, c’est celui de « radicalisation ». Et chacun d’y aller de son couplet explicatif, sans toujours avoir le souci de la mise en perspective historique, parfois aussi en restant prisonnier de présupposés idéologiques, lesquels – on ne le rappellera jamais assez – s’apparentent souvent à un « déni de la réalité ».

Plutôt que de prétendre fournir une énième et définitive clé de compréhension au phénomène complexe du djihadisme que connaît notre époque, mieux vaut, je pense, dans une chronique à l’espace nécessairement restreint présenter les deux grands types d’explication auxquels il donne lieu à ce jour. Il y a, d’une part, le point de vue selon lequel la radicalité précède l’adhésion à l’islamisme. Tel est l’avis d’Olivier Roy, politologue spécialiste de l’islam, pour qui « le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste » et « le ralliement [des] jeunes à Daech est opportuniste » (Le Monde, 24 novembre 2015). Qu’importe, à la limite, ce qui se produit en Syrie si on peut puiser dans la proclamation du califat un mobile susceptible de justifier par les armes sa rébellion personnelle, voire son manque d’espoir d’épanouissement dans une société en butte à un néolibéralisme ravageur. Comme si le besoin d’une transcendance, meurtrière en l’occurrence, tenaillait une part de la jeunesse autrefois mobilisée par d’autres causes politiques, dont certaines ont eu aussi recours au terrorisme.

Il y a, d’autre part, une approche différente visant à comprendre les mécanismes de la radicalisation. « L’année 2005 [celle des émeutes des banlieues en France] voit la mise en ligne d’un Appel à la résistance islamique mondiale qui théorise le terrorisme sur le sol européen comme principe vecteur de la lutte contre l’Occident et identifie dans la jeunesse “mal intégrée” issue de l’immigration son instrument de prédilection », écrit Gilles Kepel dans un ouvrage récent[1]. Ce fin connaisseur du monde arabe contemporain – dont il maîtrise la langue – a décelé dans les lignes de fracture de la société hexagonale un terreau d’où allaient émerger les nouveaux combattants d’un « islam intégral », celui pour qui l’Europe n’est qu’un ramassis de mécréants, Paris la capitale de la dépravation et le français l’idiome des Lumières honnies. Il va sans dire que bon nombre de ces jeunes convertis au djihadisme se sont radicalisés par le Web, mais pas d’office individuellement, et que beaucoup sont d’abord passés par la case prison.

Voilà donc les sociétés européennes devenues la cible d’un salafisme de combat, faisant fi de toute pitié ou compassion pour la vie, où l’organisation État islamique externalise ses actions sanglantes en vue d’y déclencher la guerre civile. Jusqu’à ce jour, ces sociétés n’y ont pas succombé, en dépit d’une extrême droite à l’affût, portée sur l’amalgame et le rejet de tous les concitoyens musulmans. Reste pour elles à tout faire pour que leurs jeunes gens en déshérence, même s’ils ne le sont pas tous, ne se laissent plus tenter par les sirènes apocalyptiques d’un islam dévoyé. Rude tâche, on en conviendra. Reste aussi pour elles, engluées dans un consumérisme sans issue, en panne de vision à long terme, de sens et de solidarité de surcroît, à renouer avec leurs « racines ». Puisque « se radicaliser » signifie étymologiquement « chercher ses racines », il est des radicalisations qui peuvent être bienvenues…

  1. Terreur dans l’Hexagone. Genèse du djihad français (avec Antoine Jardin), Paris, Gallimard, décembre 2015, p. 30.