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Un billet jeté d’un train de déportation par Primo Levi et deux compagnes d’infortune

Par Jean-Louis Rouhart

note de Primo Levi

Dans le prolongement de l’exposition « Les Mondes de Primo Levi. Une courageuse clarté », visible à la Cité Miroir de Liège jusqu’au 30 juin dernier, il nous semble intéressant d’évoquer le billet jeté par Primo Levi, Vanda Maestro et Luciana Nissim du train de déportation qui les a menés en février 1944 de Fossoli di Carpi au camp d’Auschwitz.

Le texte figurant sur ce billet, ramassé en gare de Bolzano le 23 février 1944, est le suivant :

«_Bolzano, 23 […] _

_Cara Bianca, tutti in viaggio alla maniera classica – salute [a] tutti – A voi la fiaccola. Ciao. Bianca, ti vogliamo bene _

Primo, Vanda, Luciana ».

Il a été traduit dans l’ouvrage Résistances juives à l’anéantissement de Bernard Sucheky (Bruxelles, Éditions Luc Pire, 2007) à la page 110 comme suit : « Chère Bianca, tous en voyage à la manière habituelle. Salut à tous. À vous le flambeau. Au revoir Bianca, nous t’aimons bien. Primo, Vanda, Luciana. »

Comme on le sait, Primo Levi avait pris contact en 1942 avec des représentants de l’antifascisme militant italien et était entré dans le Parti d’Action clandestin. En 1943, il avait rejoint un groupe résistant (« Giustizia e Liberta ») dans la Vallée d’Aoste et avait été arrêté à Brusson le 13 décembre 1943 avec quatre de ses camarades par la Milice fasciste. Emmené au camp d’internement de Fossoli di Capri, près de Modène, il fut alors déporté en février 1944 avec d’autres prisonniers à Auschwitz-Birkenau. À l’arrivée, il franchit la première sélection, travailla pendant quelques mois comme manœuvre puis entra en tant que chimiste dans le laboratoire de la Buna, la fabrique de caoutchouc synthétique annexée au camp. En 1945, il contracta la scarlatine, échappa ainsi à la « Marche de la Mort » et fut libéré le 27 janvier 1945 par l’armée soviétique[1].

Le billet jeté du train est adressé à Bianca Giudetti Serra, une avocate turinoise appréciée de Primo Levi et de ses deux compagnes (« ti vogliamo bene », « nous t’aimons bien »), engagée dans la Résistance contre le régime fasciste et au centre d’un échange de messages secrets. Il est signé également par Vanda Maestro, une chimiste faisant partie du même groupe de Résistance que Primo Levi et qui fut gazée en octobre 1944[2], ainsi que par Luciana Nissim Momigliano, une psychanalyste de Turin qui survivra à la déportation.

En dépit de sa brièveté, le billet ne manque pas d’intérêt. On constate que Primo Levi et ses compagnes d’infortune étaient bien au courant de la manière avec laquelle se pratiquaient les déportations au départ de Fossoli : d’une manière « classique », c’est-à-dire « connue » (le terme « habituelle » utilisé dans l’ouvrage de Bernard Sucheky nous semble moins adéquat). Il s’agissait de transports dans des wagons « à bestiaux fermés de l’extérieur » qu’évoque Primo Levi dans ses souvenirs[3]. Même si les trois déportés ignoraient leur destination[4], ils ne se faisaient guère d’illusions sur leur sort, étant donné qu’ils avaient eu au préalable de « longues conversations avec des réfugiés polonais et croates » et savaient « ce que signifiait l’ordre de départ »[5]. Dans le billet, on retrouve l’expression de ce fatalisme dans la nécessité que ressent le trio de devoir passer le flambeau (« A voi la fiaccola », « à vous le flambeau ») et de confier désormais à d’autres le soin d’entreprendre des actions de Résistance.

Si l’on se réfère aux écrits de Primo Levi, le voyage de Fossoli à Auschwitz dura quatre jours. Il fut particulièrement pénible à cause du froid et de la soif. Les passagers, cinquante à soixante personnes par wagon, durent rester recroquevillés dans un espace réduit au minimum[6]. Ils avaient reçu le « conseil intéressé et ironique » d’emporter de l’or, des joyaux et des vêtements chauds[7].

  1. Voir le dossier réalisé par MNEMA accompagnant l’exposition ainsi que le site consacré à la biographie de Primo Levi (http://www.memorialdelashoah.org/upload/minisites/voyages/f-m-s/medias/06_cr02_Jaunay02/biographie.html, consulté le 15 mai 2016.
  2. www.iltempoinsorte.it/maestro_en.html
  3. Primo Levi, Rapport sur Auschwitz, Paris, Kimé, 2005, p. 52.
  4. Idem, p.100.
  5. Primo Levi, Si c’est un homme, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 15.
  6. Rapport sur Auschwitz, op. cit., p. 52-53.
  7. Primo Levi, Les Naufragés et Rescapés, Paris, Gallimard, 1989, p. 109.