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Une dose de Dada jazz?

Par Raphaël Schraepen

Dans le cadre du festival « Exils » organisé par l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, du 2 au 5 février 2017, la revue Aide-mémoire vous propose de redécouvrir cet article de Raphaël Schraepen consacré au compositeur tchèque Erwin Schulhoff. Le festival « Exils » rappelle le destin de nombreux musiciens qui, autour de la Seconde Guerre mondiale, ont dû fuir l’Allemagne nazie ou tenté de survivre par la musique dans les camps ; d’autres furent par ailleurs interdits parce qu’ils étaient juifs, communistes ou qu’ils composaient de la musique d’avant-garde.

Sur la question des musiques qualifiées de « dégénérées » par les nazis, Raphaël Schraepen est également l’auteur d’un ouvrage intitulé Pas d’oiseau sur les fils, édité aux Territoires de la Mémoire.

Erwin Schuhoff

Erwin Schuhoff

Contrairement à d’autres compositeurs morts, le plus souvent assassinés, en déportation et oubliés pendant des décennies, Erwin Schulhoff (1894-1942) a droit depuis longtemps à quelques paragraphes dans les dictionnaires de musique classique. C’est qu’il fut connu sinon célèbre durant les années vingt et trente du siècle dernier. Une reconnaissance, tardive mais bien réelle, de son œuvre a impliqué, et implique encore, une discographie, discrète en termes de retombées populaires, mais bien réelle en nombre et en qualité. À telle enseigne que le néophyte peut se retrouver perplexe devant un corpus abondant et inconnu : par où commencer ? De plus, à l’instar d’un Stravinsky, Schulhoff proposa une œuvre protéiforme et un guide n’est sans doute pas inutile pour se promener dans un chaos qui n’est apparent que si l’on ignore les simples repères chronologiques.

Cela dit, on peut également percevoir une forme de chaos volontaire dans les premières années de sa carrière de musicien professionnel. Né à Prague mais de descendance juive allemande, Erwin développe dès la petite enfance des dons pour la musique, à telle enseigne que le compositeur Antonín Dvořák, en fin de vie et habituellement peu enclin à s’occuper d’enfants prodiges, le recommanda à un professeur pour des cours privés au conservatoire de Prague. En outre, même s’il n’y a plus de témoins de la rencontre pour le prouver, on dit que Dvořák récompensa l’enfant de sept ans de deux tablettes de chocolat !

Le petit Schulhoff numérotera très vite ses « opus », ce qui, pour les chercheurs, entraînera une certaine confusion lorsque, adulte, il entamera bien sûr un nouveau classement de ses compositions. Le point de rupture, mais aussi le vrai départ de sa vie d’artiste, aura lieu lors de la Première Guerre mondiale. Enrôlé, il subira une blessure due à un shrapnel en 1916 suivie immédiatement d’un choc nerveux. La fin de la guerre le voit complètement modifié. C’est un homme en colère. On pourrait craindre qu’il s’aigrisse. La politique et l’art l’en empêchent. Il se déclare ouvertement socialiste dès 1919. Il se lie d’amitié avec les artistes graphiques Otto Dix et George Grosz, célèbres pour leurs représentations pleines de rage des séquelles que la guerre a eues sur les humains ainsi que pour leurs portraits faisant ressortir la laideur grotesque de la bourgeoisie réactionnaire. On ne s’étonnera donc pas de voir le nom de Schulhoff associé à la naissance du mouvement Dada avec les susdits, Jean Arp et autres trublions. En outre, Grosz l’initiera au jazz et au ragtime via les premiers 78 tours disponibles sur le sol européen.

Dans ce contexte, une de ses premières œuvres majeures est sans doute Fünf Pittoreskende 1919, cinq courtes pièces pour piano. Les deux premières s’intitulent Foxtrott et Ragtime, même si Foxtrott sonne plutôt comme un ragtime et Ragtime comme un foxtrot. La quatrième, One-Step, sonne carrément jazz tandis que la dernière, Maxixe, est plus abstraite. Et la troisième ? Elle s’intitule In Futurum et présente une minute vingt-cinq secondes de silence total. Certains y voient un précurseur du fameux 4 :33 de John Cage. Si l’on veut voir ces deux pièces silencieuses à l’aune de l’art conceptuel, alors on peut dire qu’elles se différencient nettement l’une de l’autre – et je ne parle pas de la durée. Le son « produit » par 4 :33, et voulu par Cage, ce n’est certes pas celui du piano, mais celui, plus ou moins respectueux, plus ou moins outré, produit tout autour de l’ « interprète » : réactions du public, raclements de gorge, fauteuils qui grincent, etc. Cage a voulu une « œuvre » ludique et sérieuse à la fois, sérieuse dans la mesure où elle questionne le son et le temps. Rien de tel dans l’ « œuvre » de Schulhoff, et son titre indique son pessimisme radical : In Futurum. Dans le futur. Un rien, « le » rien partout, le grand nulle part, nada, no future, il n’y a plus rien, plus plus rien. Rappelons-le, nous sommes en 1919.

Cette même année voit la création de deux autres courtes œuvres Dada : la Sonata Erotica et la Symphonia Germanica. Pour faire bref, la première est une sorte de pré-Je t’aime… Moi non plus, mais sans instruments. Quant à la seconde, elle est écrite pour les instruments qu’on veut qui jouent ce que les musiciens veulent sur le moment, l’essentiel étant la présence de voix vociférant des phrases peu compréhensibles et désagréables. Inutile de dire que ces deux pièces firent scandale. Inutile de dire aussi que si l’apport de Schulhoff n’était que ça, on s’en souviendrait plus comme un agitateur que comme un créateur. D’autres œuvres Dada sont bien musicales, elles, comme le cycle parlé-chanté Die Wolkenpumpe (1922) sur des textes de Jean Arp encore Das Basstigal (même année), pour contrebasson solo en trois mouvements totalisant moins de quatre minutes et qui comprend un hommage détourné à Jean-Sébastien Bach sous la forme d’une fugue très brève.

Contrairement à certains de ses confrères qui s’intéressèrent au Jazz, lui rendirent hommage dans certaines de leurs œuvres, et on pense bien sûr à Stravinsky une fois de plus, mais aussi à Bohuslav Martinů, Maurice Ravel ou Stefan Wolpe, mais en fait n’en firent jamais vraiment, Schulhoff devint authentiquement jazzman, parallèlement à sa carrière de compositeur classique. Il fit partie de quelques bands et savait improviser au piano.

Années vingt, donc. Pour Schulhoff, c’est fini, plus de retour en arrière possible pour lui. Entendons : tout ce qui précède Debussy, et surtout la musique allemande, appartient à un passé détestable. Mais il aime aussi mettre un peu de beau dans sa tasse de grotesque. Cela s’entend dans son délicat Concertino de 1925 pour flûte, alto et contrebasse (trois instruments rarement réunis, pour ne pas dire jamais) ou, la même année, dans son ballet Die Mondsüchtige (la somnambule) qui fit plus scandale pour sa chorégraphie érotique que pour sa musique – laquelle ne sombrait pas pour autant dans la banalité : jeux sur les cordes, y compris les harpes, et percussions très variées.

Plus austères, plus proches d’un Arnold Schoenberg, sont ses œuvres pour quatuor à cordes, qui contiennent malgré tout leurs lots de surprises et d’inhabituel. Ses divers concertos et symphonies se révèlent assez faciles d’écoute, dynamiques et empruntant beaucoup à l’idiome jazz, son second langage musical.

La seconde décennie de sa carrière voit un Schulhoff très prolifique, tant comme pianiste soliste que comme compositeur, on pourrait presque dire prolixe puisque sa maison d’édition lui fait entendre qu’il publie trop. En dépit d’un succès grandissant, surtout comme concertiste, malgré des tournées à succès dans divers pays occidentaux, il semble que Schulhoff développe une crise d’identité au début des années trente. Son idée de fondre jazz et classique en un seul mouvement musical paraît tout à coup démodée. Politiquement, il se radicalise. Le socialiste revendiqué publiquement devient communiste. L’Union soviétique le fascine et il s’y rend plus d’une fois.

Est-ce une conséquence ? Toujours est-il qu’il écrit alors (1932) une assez longue cantate (quarante minutes) pour solistes, chœurs et orchestre à vents sur des extraits du Manifeste du Parti communiste. Le résultat en est, sinon désastreux, en tout cas profondément ennuyeux et convenu. De la musique « formaliste », avant que le terme ait été utilisé par les sbires de Joseph Staline. Nous ne connaissons pas les intimes convictions de Schulhoff, mais il faut bien constater que ses longues œuvres inspirées par le réalisme socialiste ne brillent pas par leur inventivité. S’en rendait-il compte ? Dans le même temps, il continuait à composer des pièces brèves. C’est sous pseudonyme qu’il livre quelques pièces de jazz de bonne facture, assez originales, à défaut d’appartenir encore à une quelconque avant-garde : Orinoco, Syncopated Peter, Susi ou encore Kassandra, sous-titré « foxtrot arabe ». Mais il provoque encore avec une miniature minimaliste de moins de cinquante secondes, Oráti.

La dernière année de sa vie sera dramatique. Devenu citoyen soviétique, il émigre avec sa famille le 13 juin 1941. L’invasion nazie du pays quelques jours plus tard, le 22 juin, précipite son arrestation le lendemain[1]. Il est déporté en Bavière, au camp de Wülzburg. Pourquoi là et non à Terezin, où nombre de juifs d’origine tchèque, notamment son père, furent enfermés ? Il semblerait que c’est le politique Schulhoff et non le juif qui fut visé. Il meurt en août 1942 des suites de la tuberculose. Il a le temps de composer une huitième symphonie que l’on a longtemps cru inachevée. Il la prévoit pour orchestre, avec chœur masculin et textes, apparemment de lui, sur Marx et Lénine. Francisco Lotoro en a retrouvé la partition pour piano. Inachevée, elle l’est, effectivement. Mais il ne manque que la fin. Trois minutes, à peu près. Lotoro s’est imprégné de la partition, de la calligraphie de Schulhoff, et à partir de notes qu’il a pu raisonnablement déchiffrer, a pu créer et enregistrer cette œuvre dans sa version pianistique. En 2008. Hier, donc. Malgré les décennies qui passent, peut-être demain pourra-t-on créer l’œuvre avec orchestre.

Petite discographie

Pour le versant jazz et/ou Dada :

- Œuvres pour piano vol.1 et 2, Caroline Weichert (piano) (Grand Piano)

- Orinoco. Sonata Erotica. Susi et autres pièces brèves. Ebony Band, Werner Herbers (Channel Classics)

Musique de chambre :

- Die Wolkenpumpe. Das Bassnachtigal. Concertino eu autres pièces de musique de chambre. Ensemble Villa Musica (MDG Gold)

- Œuvres pour quatuor à cordes. Vogler Quartet (Phil.Armonie)

Orchestre :

- Concerto pour piano n°2 (+ les concertos de Maurice RAVEL). Claire-Marie Le Guay (piano), Orchestre philarmonique de Liège, Louis Langrée (Accord)

- Symphonies 1 et 2. Orchestre symphonique de la Radio de Prague, Vladimir Válek (Supraphon)

Autres :

- Symphonie n°8 (version piano et choeur) (+ Karel BERMAN, Terezin Suite). La Sonora Alternanza Choir, Fasano, Angelo de Leonardis (direction), Francesco Lotoro (piano) (KZ Musik)

Opéra :

- Flammen. Solistes, John Mauceri (Decca)

  1. Source : http://orelfoundation.org/index.php/composers/article/erwin_schulhoff/