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Réappropriation de l’espace public : un aéroport comme terrain de jeu

Par Gaëlle Henrard

Voyage à Berlin en avril dernier, les Territoires de la Mémoire et le Centre d’études « Démocratie » de l’Université de Liège participent à la visite d’un lieu pour le moins atypique : l’ancien aéroport de Tempelhof. Outre son caractère mémoriel en mille-feuille, ce lieu a des choses à nous apprendre en termes de dynamique démocratique. Si l’on en croit la tendance à la privatisation de l’espace public par quartiers entiers et le phénomène de gentrification qui va grandissant dans les grandes comme les petites villes, le contexte ne semble pas propice à la mise en commun des ressources spatiales. Mais l’horizon ne semble pas pour autant bouché et des initiatives existent qui nous permettent de croire que d’autres façons de penser la ville et la vie en ville existent et se maintiennent. L’ancien aéroport berlinois nous fournit une bonne porte d’entrée pour se pencher sur le commun en le replaçant d’où il vient : dans l’espace, la territorialité, et pour le coup dans l’espace urbain.

Tempelhof visite

Bref historique du lieu

À l’image de la ville de Berlin, le site de Tempelhof, situé en plein cœur du centre urbain dans le quartier de Kreuzberg, connaît une histoire pour le moins chargée sur une période brève. Il est dévoué à la création d’un aéroport en 1923. Avec l’avènement du régime national-socialiste, le site prend de l’ampleur. Il est au passage utilisé comme camp de concentration – le camp de Columbia – où seront enfermés environ 10.000 prisonniers politiques (syndicalistes, communistes, socialistes) allemands. Au moment de la construction des bâtiments aéroportuaires par les nazis, les détenus sont envoyés au camp d’Oranienburg-Sachsenhausen à 30 km au nord de Berlin. De 1936 à 1941, l’aéroport est en plein travaux sous la direction d’Ernst Sagebiel, architecte favori d’Hermann Goering. Ce chantier constitue un élément clé dans les plans qu’Albert Speer conçoit pour la capitale du Reich millénaire, Germania. D’architecture typiquement national-socialiste, ce bâtiment est disproportionné par rapport aux besoins de l’époque et s’inscrit dans la folie des grandeurs de Hitler. Avec ses 300.000 m2 de surface habitable, il est le 2e plus grand bâtiment au monde dans les années 1930 au moment de sa construction.

Après la guerre, ce sont les Américains qui récupèrent le site et qui achèvent le bâtiment dans ses fonctions aéroportuaires. Il devient ainsi d’une part une base aérienne et d’autre part un aéroport commercial. C’est l’épisode du blocus de Berlin qui contribue à rendre cet aéroport particulièrement emblématique puisque c’est depuis ses pistes que la population de Berlin-Ouest sera ravitaillée. Du 23 juin 1948 au 12 mai 1949, le pont aérien est assuré par les fameux Rosinenbomber (ou Candy bomber) connus pour larguer des friandises aux enfants de Berlin-Ouest.

Tempelhof poursuivra ses activités aéroportuaires jusqu’en 2008. Malgré l’opposition d’une grande partie de la population berlinoise attachée à l’aéroport et à son histoire, celui-ci ferme ses portes le 31 octobre de cette même année. Les raisons invoquées sont nombreuses : situation dans un centre urbain, sécurité, raisons financières, pistes trop courtes pour faire atterrir des gros appareils, énormes nuisances sonores, etc. Il s’agit avant tout d’une décision politique : après la réunification de l’Allemagne, puis avec le boom économique et touristique, la ville souhaite se doter d’un grand aéroport international. Le projet de l’aéroport à Schönefeld BER pour remplacer les aéroports berlinois de Tempelhof, de Tegel et de Schönefeld est lancé et les travaux, commencés en 2006, devaient être terminés en 2010. Leur achèvement est finalement prévu pour… 2019.

Tempelhof spring

Un terrain de jeu et d’expérimentation

Après la fermeture de l’aéroport, le plan de la Ville de Berlin était de construire pas loin de 5000 logements sur toute la périphérie du champ (1/3 de la superficie totale). Ce projet de logements est porté par le Sénat conduit majoritairement par le SPD (parti social-démocrate). Des initiatives populaires s’étaient déjà manifestées à plusieurs reprises à Berlin, la plupart dans le but de contrer la politique d’inspiration néolibérale en matière urbanistique et de logements. Les Berlinois étaient assez divisés à propos de ce projet, a fortiori compte tenu des spéculations immobilières et du phénomène de gentrification dont Berlin et notamment le quartier de Kreuzberg font particulièrement l’objet. L’initiative citoyenne « 100% Tempelhofer Feld » décide alors de porter la revendication de maintenir en l’état le champ de l’ancien aéroport, « dénonçant ce qu’ils estiment être une fausse bonne réponse à la crise du logement à Berlin : selon eux, le problème du logement à Berlin n’est pas juste un manque de logements, mais un manque de logements abordables pour les catégories les plus modestes[1] ».

Tempelhof visite

Un référendum[2] est organisé en 2014 et, dans un contexte de bataille médiatique, le projet de la Ville est rejeté par les Berlinois à 65%. Depuis, les anciennes pistes et espaces verts autour sont un parc public qui ouvre ses portes entre le lever et le coucher du soleil, ce qui était déjà partiellement le cas depuis 2010. Le référendum a étendu cet usage à l’entièreté du champ pour une durée de 10 ans (jusque 2024). Le champ doit donc rester entièrement parc public jusqu’à cette date. Il est interdit d’y construire quoi que ce soit de nouveau ou même de le réaménager (interdiction de planter des arbres, d’installer des toilettes, etc.). Tout ce qui est toléré est ce qui avait déjà été autorisé avant le référendum, en l’occurrence 23 projets dits « projets pionniers » : jardins communautaires, aires de jeux pour les enfants, aires de grill pour barbecue, skatepark, location de vélo, aires protégées pour la reproduction de l’alouette des champs qui est en voie de disparition (elle jouit ainsi d’un espace clôturé important surtout au printemps puisqu’elle nidifie au sol), etc.

Ces projets pionniers avaient été directement proposés par les Berlinois par le biais de consultations publiques. Sur 200 propositions, 23 avaient été retenues. Ces projets sont exploités moyennant 1 euro par mètre carré par an, coût symbolique donc. S’il s’agit plus ou moins de projets communautaires et qui bénéficient à la population, celle-ci n’a toutefois jamais eu la liberté de disposer spontanément et librement de ces espaces. Tout comme le bâtiment, le champ appartient à la Ville de Berlin et c’est une compagnie d’État (TempelhofProject) qui gère l’ensemble.

Au niveau des perspectives futures, il est permis de se montrer sceptique quant au maintien du champ comme espace ouvert. En effet, face au boom économique et à la forte attractivité que connaît Berlin, on peut imaginer qu’au terme de la période de statu quo prévue par le référendum, le projet de logements soit réactivé. Le collectif « 100% Tempelhofer Feld » a d’ailleurs relancé une campagne intitulée « Sauver la décision populaire ! ». En effet, en 2015, la loi promulguée par décision populaire pour le maintien du champ en l’état est modifiée par la Chambre des députés de Berlin, et ce pour héberger les réfugiés arrivés en nombre à Berlin et qui sont toujours logés de manière temporaire dans les anciens hangars de l’aéroport et dans des conteneurs construits en partie sur le champ.

Ce lieu reste donc un enjeu important en termes d’espace de vie partagé en plein centre-ville mais aussi en termes de démocratie directe et urbaine. Outre son passé chargé à différentes époques, il constitue depuis plusieurs années un symbole de l’appropriation citoyenne d’une part du dispositif d’initiative populaire et d’autre part de l’espace public comme bien commun.

Une utilisation « entre-deux », le concept de Zwischennutzung

On peut raccrocher cette expérience de Tempelhof au concept de Zwischennutzung qui signifie « utilisation temporaire », « entre deux usages ». La règle de base, c’est qu’un bâtiment, un espace, doit pouvoir être utilisé. Cette tradition est fortement liée à l’histoire de Berlin et de son double visage à partir de sa division d’après-guerre et de la construction du mur. Plusieurs facteurs sont intervenus dans ce processus. Au moment où Berlin-Ouest est enclavée, beaucoup d’industries partent s’installer dans le sud de l’Allemagne de l’Ouest et le phénomène de désindustrialisation qui s’ensuit laisse de nombreux bâtiments vides. De là émerge une forte tradition de squats. D’autre part, avec la chute du mur, l’administration de Berlin-Est s’effondre et l’ancienne capitale de la RDA se retrouve dans une situation d’autonomie temporaire. L’utilisation intermédiaire apparaît alors comme une solution possible à la précarité. Des baux de Zwischennutzung sont ainsi signés. Le principe : un loyer dérisoire et une utilisation des espaces relativement libre, suivant des idées variées et pour des durées limitées. Cela a pu donner lieu à des projets divers : terrains de sport, campings, clubs, jardins, etc. Le tout couplé à la tradition des squats de Berlin-Ouest qui a fait de cette ville un véritable laboratoire pour la culture et les modes de vie alternatifs, les mobilisations collectives et autres pratiques d’autogestion. Le quartier de Kreuzberg où se trouve Tempelhof en est un parfait exemple et son visage est fortement empreint de cette dynamique, sans compter l’importante communauté turque qui s’y est installée à une époque où personne ne voulait de ces quartiers.

Tempelhof garden

Si nombre de projets nés dans ce cadre ont légalisé leur occupation ou ont été récupérés par les pouvoirs publics ou par le privé, on peut se montrer positif quant à la dynamique participative, parfois autogestionnaire, qui a pu s’y déployer et qui continue de faire barrage, parfois péniblement, à des projets comme celui de Tempelhof ou comme celui, plus ancien, de Mediaspree. Ce dernier projet immobilier consistait en la privatisation des berges de la Spree pour en faire un quartier ultra moderne à l’architecture luxueuse et surdimensionnée, dédié aux entreprises de communication et de nouveaux médias. La mobilisation des citoyens (Mediaspree versenken, « Couler Mediaspree ») a permis, à défaut d’un sabordage complet du projet, une forte revue à la baisse et a donné un signal fort aux élus puisque 87% de la population ayant participé au référendum s’est prononcée contre.

Ce principe du Zwischennutzung rend donc possibles des initiatives locales et des utilisations au service de la collectivité et non du bénéfice privé. Ce qui paraît important à remarquer dans ces occupations et « utilisations temporaires » c’est qu’elles s’inscrivent dans une praxis, et en cela, elles sont créatrices d’expériences concrètes en termes de mobilisation, d’organisation et de gestion du « commun » en milieu urbain. Elles peuvent aussi former le regard des citoyens, des habitants, en montrant qu’un espace, un coin, un terrain, un bâtiment laissés à l’abandon peuvent être découverts et investis pour y développer des activités, pour s’y retrouver, pour se montrer créatif et sortir de la contrainte que peuvent présenter certains lieux institutionnalisés. Ce qui est important avec ces lieux, c’est leur caractère ouvert et en transition, ils ne sont – temporairement, du moins – dévoués à rien de défini. En France mais aussi en Belgique, on parle d’« interstices urbains », des lieux « vides », en attente, entre deux usages. Ces espaces urbains émergent depuis la fin des années 60 un peu partout dans les villes post-industrielles.

Ce dont nous parlent ces expériences, c’est de démocratie urbaine : comment on vit dans la ville, comment on s’y rencontre, comment on y déambule, comment on partage et se partage l’espace. Le champ de Tempelhof, c’est peut-être avant tout un champ des possibles, un espace de respiration pour la vie en villes où peuvent s’inventer d’autres modalités, d’autres façons de… Pour l’urbaniste danois Jan Gehl, qui a notamment travaillé à la reconception des espaces urbains de Copenhague, « l’espace public devrait figurer parmi les droits de l’homme. Il paraît [selon lui] élémentaire de pouvoir profiter d’un lieu où rencontrer d’autres personnes, de pouvoir savoir à quoi ressemblent nos voisins ou les habitants d’une autre partie de la ville qui font tous partie de la société à laquelle on appartient[3]. »

L’espace urbain est une question cruciale quand on aborde les problématiques relatives à la dynamique démocratique et à sa réappropriation. Paradoxalement, ce qui nous est le plus visible dans la vie en ville, l’espace, les rues, comment les quartiers et les bâtiments sont agencés, comment certains espaces sont ouverts et d’autres fermés, semble largement absent à notre pensée, comme si tout cela avait été là de tout temps, donné d’avance et ne pouvait être réagencé. Or il s’agit bien d’une conception et cela peut donc être pensé et réinvesti par les usagers mêmes de ces espaces.

« Peut-être (…) que la vraie démocratie urbaine, c’est une démocratie, celle des habitants bien entendu, qui peut butter sur le pouvoir urbain tel qu’il est mais qui n’a peut-être pas besoin d’être lié au pouvoir urbain. Une démocratie urbaine, au sens le plus fort du terme, elle devrait avoir quelque chose d’un peu autogestionnaire, d’un peu autoproductive, elle devrait être capable de s’organiser par elle-même. Mais moi je pense qu’il faudrait ne pas avoir peur d’avoir des territoires semi-occupés. (…) Aujourd’hui, on a plutôt une tendance globale de l’urbanisation à la non démocratie je dirais, c’est-à-dire à l’entre-soi, à l’inégalité et à la dissociation des groupes et donc le problème de l’urbanité, on pourrait dire, c’est de conquérir des espaces communs[4]. »

  1. Thomas CHEVALLIER, « Résister à la ville néolibérale ? L’initiative populaire à Berlin », in Métropolitiques, 06/06/2017, http://www.metropolitiques.eu/Resister-a-la-ville-neoliberale-L.html#nb2-2.
  2. Dans chaque Land (les Länder étant les États fédérés en Allemagne), il existe des lois référendaires qui donnent un certain pouvoir à la population dans des matières comme l’urbanisme, l’éducation, etc. Moyennant l’obtention d’un certain nombre de signatures, un référendum peut facilement être organisé. Le référendum autour de Tempelhof a notamment été porté par le collectif de citoyens 100%Tempelhofer Feld. Pour en savoir plus sur le fonctionnement de cette démocratie directe et de la voie référendaire dans les Länder et particulièrement à Berlin, voir Thomas CHEVALLIER, art. cit.
  3. Propos extraits du documentaire Mainmise sur les villes, de Claire Laborey, produit par Chamaerops Productions et Arte France, 2015.
  4. Propos du sociologue Olivier Mongin, Idem.