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#BalanceTonMigrant

Par Jenifer Devresse

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Successeur autoproclamé du hashtag #MeToo, le dernier chouchou des réseaux sociaux version germanophone entend bien faire du bruit. Le mouvement « #120db » s’est lancé le 1er février dernier avec un clip vidéo cinglant et dénonciateur, voué à libérer la parole des femmes victimes de violences sexuelles. Seul hic : le clip de campagne #120db vise exclusivement les crimes commis par les migrants.

Neuf jolis minois savamment maquillés se succèdent face caméra. Le ton est grave, solennel. « Mon nom est Mia. Mon nom est Maria. Mon nom est Eva. Mon nom est Mia. Mon nom est Maria. Mon nom est Eva »[1]… Quelques notes de piano gentiment stressantes ajoutent encore du drama aux voix monocordes. Mia, Maria et Eva sont les prénoms de trois victimes de faits divers sordides qui ont récemment ému l’Allemagne. Trois jeunes femmes, tuées, violées. Autre point commun moins attendu de ces crimes : tous sont le fait de migrants.

À l’écran, les neuf jeunes femmes se relaient rapidement, leurs voix se répondent, s’entremêlent, se confondent pour muer en victimes anonymes, substituables. « On m’a poignardée à Kandel, on m’a violée à Malmö. On m’a abusée à Rotherham… » Cela semble ne jamais devoir finir. Le crime déferle partout, la peur n’épargne personne et gagne la spectatrice : « Je suis n’importe quelle femme. Je pourrais être vous, et vous pourriez être moi ». Heureusement, cette accumulation anxiogène se résout bientôt pour pointer sans plus de manières l’origine de cette menace : la vague migratoire, épaulée par l’immobilisme des pouvoirs publics. « Nous ne sommes plus en sécurité parce que vous ne nous protégez pas, parce que vous refusez de protéger nos frontières ». Et voilà comment trois faits divers montés en épingle propulsent une généralisation particulièrement grossière mais émotionnellement efficace. Cependant, le pire serait encore à venir, car « les violences sexuelles sur les femmes ne cessent d’augmenter ».

Destiné à symboliser l’insécurité galopante parmi la communauté féminine, le nom de l’initiative « 120 Dezibel » correspond au volume d’une alarme de poche standard. Une babiole qui aurait intégré, à en croire nos charmantes jeunes filles, la panoplie de base de la plupart des sacs à main féminins, à côté du bâton de rouge et du trousseau de clés. D’où l’urgence de « sonner l’alarme ».

Sus aux « crimes importés »

Le court-métrage se clôture sur un appel à rejoindre le mouvement adressé aux « femmes d’Europe » qui auraient elles aussi été victimes de « crimes importés ». Nous voilà conviées à « sortir du silence » pour témoigner sur les réseaux sociaux, façon #MeToo, « d’un fait de violence ou d’un abus commis par un migrant ». Parce que bon, un viol, mettons, mais qu’au moins ça reste entre nous, quoi. Et ça ratisse large. L’internaute est non seulement invité à envoyer anonymement « son expérience avec l’immigration, le harcèlement et la violence », mais à défaut, l’histoire de l’une de ses connaissances fera l’affaire.

Sans surprise, l’appel a vu fleurir en quelques semaines une petite déferlante de commentaires édifiants, assortis du hashtag #120db. L’accumulation des témoignages sur le compte Twitter matérialise cette impression angoissante que « les criminels sont à l’affût partout » et que « nul ne sait qui sera la prochaine ». Nombre de tweets mentionnent simplement l’âge de la victime, le lieu de l’agression supposée et – c’est la meilleure part – la description de l’agresseur : « avec un genre méditerranéen » ; « au teint foncé » ; « probablement d’apparence asiatique »… Tous les doutes sont permis.

Vous avez dit raciste ? Que nenni. Des faits, toujours des faits. On lit avec intérêt sur la page d’accueil du site www.120db.info qu’« il n’est pas nécessaire d’être un génie en calcul pour reconnaître qu’un nombre croissant de migrants s’accompagne d’un nombre croissant de femmes victimes ». Les chiffres parlent d’eux-mêmes : « les Algériens [au hasard, bien sûr] sont 21,4 fois plus souvent identifiés comme suspects d’infractions sexuelles que les Allemands[2]. » N’empêche, grâce au méli-mélo énonciatif du clip, où les comédiennes se confondent avec les victimes réelles, on peut largement s’asseoir sur les vociférations d’antiracistes hystériques et paranoïaques : leurs critiques insultent la mémoire des victimes. Sur le site de Résistance républicaine, Christine Tasin ne s’est pas privée avec le titre « #120db : une rappeuse s’attaque aux femmes violées par des migrants et les traite de racistes » (19/02/2018).

Au bal masqué

Mais qui donc se tient à l’origine de ce joyeux défouloir ? Sur le site www.120db.info, auquel nous renvoie le clip vidéo, le mouvement se clame « non partisan » et lancé par un « collectif de femmes de tous les pays germanophones ». Un collectif citoyen spontané donc. Pour les soutenir, rien de plus simple, il suffit de s’inscrire ou de faire un don… sur un compte en banque enregistré au nom de « Mouvement identitaire Allemagne ». Ben tiens.

Ce « détail » résonne avec les résultats de l’enquête de Jacques Pezet pour le Check News de Libération : le nom de domaine du site 120db est enregistré au nom d’un certain Martin Sellner, un Viennois cofondateur de Génération Identitaire Autriche. Si le doute subsistait encore sur les intentions du clip de campagne, le journaliste a également pu identifier qu’au moins trois des jeunes femmes de la vidéo sont militantes du Mouvement Identitaire germanophone. Voilà qui écorne un peu l’idée que 120db soit bien une « initiative de résistance par des femmes et pour les femmes ». Naturellement, dissimuler la source véritable du message lui apporte plus de crédit – pour ça, le Net, c’est bien commode. Un public crédule y verra la parole de femmes du peuple, armée de toute la puissance de conviction du témoignage. Puis surtout, l’entourloupe permet de distiller quelques graines de haine sans trop susciter la méfiance.

Davantage qu’un prétexte, la prétendue défense du droit des femmes sert ici d’écran au message principal : une attaque en règle contre les migrants, qui vise en particulier « l’islamisation de l’Allemagne ». Serait-ce un effet de mode ? 120db n’est pas le premier mouvement soi-disant apolitique à instrumentaliser la cause féminine à des fins douteuses, comme les Antigones, ces « anti-Femen » aux drapés angéliques.

Destin d’une féminité peu féministe

Faut-il s’en inquiéter ? Peu avares de paradoxes, de tels mouvements empruntent les codes et méthodes féministes pour servir des causes particulièrement incompatibles avec les combats féministes. Si #120db se réclame explicitement du #MeToo et s’il interpelle les Européennes dans un grand « Prends ton destin en main ! » aux accents émancipateurs, la femme qu’il convoque n’est pas exactement la femme émancipée à laquelle on pourrait s’attendre. Le cri de ralliement adressé aux « Mères ! Épouses ! Sœurs ! Filles d’Europe ! » esquisse plutôt une femme traditionnelle, bien à sa place dans un patriarcat musclé, et essentiellement réduite à sa fonction reproductrice ou au mieux familiale.

Sur le fond, l’argument semble plutôt défendre le droit des hommes à disposer de « leurs » femmes que le droit des femmes à disposer de leurs corps ; l’expression « crime importé » en résume bien l’enjeu. Quoi d’étonnant d’ailleurs, quand on connaît la politique nataliste appelée de ses vœux par le Mouvement Identitaire ? Précieuses, les femmes sont garantes de la perpétuation des peuples, ou plutôt des « identités culturelles » à préserver. Filles d’Ève, elles sont aussi celles par qui advient le métissage, ou pire, le « grand échange » des peuples redouté par le Mouvement Identitaire. Un imaginaire aux accents apocalyptiques qui affleure dans notre clip : « À cause de votre politique migratoire nous nous retrouverons bientôt face à une majorité de jeunes hommes issus de sociétés archaïques et misogynes ». À y regarder de plus près, on peut se demander où se loge l’archaïsme et la misogynie.

L’État émasculé

Mais revenons à nos neuf comédiennes, autobombardées porte-paroles de toutes les femmes d’Europe. Pourtant, ni peaux foncées, ni peaux ridées, encore moins de poils sous les bras, rien de tout ça. Jeunes, charmantes, assurément germaniques, le rouge à lèvres discrètement provoquant, elles incarnent une féminité docile, fécondable et vulnérable. Peu représentatives de la diversité des Européennes, elles figurent en revanche parfaitement la virginité sacrifiée à l’autel de l’ouverture des frontières : « Vous préférez nous laisser mourir plutôt que de reconnaître vos erreurs », accusent-elles. Une fiction puissante, propre à susciter une colère presque charnelle. La féminité y demeure passive, et pointe un doigt accusateur vers un État démissionnaire, défini a contrario comme résolument masculin.

Et de clamer fièrement : « Nous ne sommes pas des cibles, pas des esclaves, pas des butins de guerre ». Et voilà que trois crimes isolés nous ont ramené au temps des croisades, extrapolés en viol massif des femmes comme arme de guerre. Cet imaginaire archaïque est sans doute censé évoquer la barbarie de l’ennemi, mais sollicite au fond le même type d’instincts primaires chez le spectateur. Loin de promouvoir son autonomie, la femme de 120db s’identifie comme victime de l’impuissance masculine, confirmant finalement un ordre dans lequel l’action est réservée aux mâles. « Nous sommes votre mauvaise conscience et nous venons vous hanter », martèlent-elles face à l’immobilisme supposé des hommes et du gouvernement. Nous y voilà : accepter la politique migratoire transforme le spectateur en meurtrier. De Mia, Maria, Eva. En responsable de la vague de viols massifs qui se profile. En artisan atone de la disparition imminente du peuple allemand.

Mais qui sont ces hommes faibles et mous, incapables de protéger « leurs » femmes des envahisseurs ? Quel est cet État permissif et démissionnaire ? Est-ce délirer que d’y voir, précisément, les hommes dévirilisés par les luttes féministes ? L’État émasculé, réduit à l’impuissance par ces insolentes qui ont cru pouvoir se passer de bras costauds ? Elles peuvent bien pleurer à présent… Un doute, au passage : le clip de 120db s’adresse-t-il réellement aux femmes ? Ou est-il censé réveiller les hommes en piquant leur fierté bafouée ? Les deux sans doute, l’attaque aux hommes faibles et dévirilisés étant le pendant exact du ralliement des femmes autour d’une figure féminine traditionaliste.

Femmes et extrême droite : un mariage blanc ?

À l’instar d’autres mouvements identitaires, 120db emprunte au féminisme quelques-uns de ses codes, tout en retournant sa cause au profit d’un patriarcat musclé et rétrograde, parfaitement antiféministe. Le tout au service d’un rejet sans concession de l’immigration. L’argument est simple : le droit des femmes – réduit ici à leur sécurité – serait absolument incompatible avec l’immigration extra-européenne – réduite à un islam radical, déviant et violent. Simple et séduisant. Amusant aussi, quand on sait que l’extrême droite n’a jamais particulièrement défendu les libertés des femmes – ni d’aucune autre « minorité » d’ailleurs – loin s’en faut. À titre d’exemple, la politique nataliste du Mouvement Identitaire suppose au moins la restriction du droit à l’avortement, le retour au foyer, la restriction de l’autonomie financière… Bref, rien de très progressiste ni de très émancipateur.

Il faut reconnaître que l’extrême droite a toujours eu le chic pour instrumentaliser les thèmes en vogue. Après la laïcité, la cause féminine serait-elle son nouveau joujou à agiter à la face des migrants ? Faut reconnaître, la stratégie est truffée d’avantages. D’abord, elle permet d’élargir son public ; de s’adresser aux femmes et, peut-être, de gagner leurs faveurs. Non négligeable quand on sait que jusqu’à présent femmes et extrême droite n’ont jamais fait vraiment bon ménage.

Mettre en scène la féminité, c’est aussi une aubaine pour user et abuser d’arguments affectifs, pour mobiliser des représentations plus émotionnelles, traditionnellement associées à la féminité. Curieusement aussi, la parole des femmes en politique éveille moins les soupçons que celle des hommes. C’est du moins ce que pensent les chercheurs qui travaillent sur la thèse d’une plus-value de la féminité en politique[3]. S’emparer de la cause féminine, c’est également une excellente opportunité de mobiliser les stéréotypes de genre pour « déviriliser » progressivement un discours raciste et sécuritaire aux relents autoritaires. Pour le rendre plus acceptable, plus doux, moins effrayant. Même si, paradoxalement, la figure de féminité à la sauce 120db réveille en fait une virilité déchue et plaide en faveur d’une politique musclée.

  1. Clip de campagne notamment disponible sur www.120db.info. Les citations sont extraites d’une version sous-titrée en français : www.youtube.com/watch?v=TbuHxVBYUzA
  2. Je me suis fait un plaisir de souligner par le recours à l’italique.
  3. Voir entre autres Julie BOUDILLON, « Une femme d’extrême droite dans les médias. Le cas de Marine Le Pen », in Mots n°78, 2005, pp. 79-89.