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Le Mot du Président (85)

Par Jérôme Jamin

Jérôme Jamin

Pour la première fois au Parlement de la Communauté française, des députés ont déposé une proposition de résolution visant à accroître la sensibilisation aux dangers des extrémismes et des populismes et plus particulièrement à ceux de l’extrême gauche[1]. Si on met de côté le caractère potentiellement électoraliste de cette proposition qui arrive juste avant plusieurs scrutins importants en 2018 et en 2019, le texte est fécond et il mobilise des questions auxquelles notre association a souvent été confrontée.

Qu’est-ce qui justifie une sensibilisation à certains crimes graves commis dans le passé et pas (ou peu) à d’autres crimes ? Il y a d’abord et surtout le lien géographique : les États sont amenés à s’intéresser prioritairement aux événements qui se sont passés sur leur propre territoire. Il y a ensuite, éventuellement, le lien au niveau de la responsabilité d’un État, par exemple lorsqu’un État par le passé a soutenu vigoureusement un autre État responsable de crimes graves. Et enfin, il y a le lien entre une partie de la population dans un État et des crimes graves commis à l’étranger.

Ce qui précède explique pourquoi la pédagogie autour du nazisme et de la collaboration est beaucoup plus importante chez nous que le souvenir des crimes contre l’humanité commis sous Staline en Russie ou Pol-Pot au Cambodge (lien géographique). Ce qui précède explique également pourquoi la France consacre autant d’énergie à essayer de comprendre le régime de Vichy qui non seulement a vivement collaboré avec les nazis mais de surcroît a fait preuve d’un zèle particulier lorsqu’il s’agissait de priver les Juifs de leurs droits et de les envoyer vers les camps de concentration et d’extermination (lien au niveau de la responsabilité d’un État vis-à-vis d’un autre). Ce qui précède explique enfin pourquoi en Belgique, dans certaines villes, on commémore le génocide des Tutsis au Rwanda et on condamne le négationnisme de ceux qui prétendent qu’il ne s’agit pas d’un génocide mais d’une guerre suivie de massacres et de contre-massacres (lien entre une partie de la population belge et des crimes graves commis à l’étranger).

Ces liens qui expliquent le choix des crimes auxquels les États sont amenés à sensibiliser leurs populations sont également tributaires des sources disponibles pour comprendre et faire œuvre pédagogique, et plus globalement du positionnement d’un État vis-à-vis de son passé. Le nazisme et la collaboration sont bien plus documentés en français que ne le sont la plupart des crimes commis dans des régimes communistes (ouvrages, thèses de doctorat, reportages, témoignages, etc.). De plus, l’Allemagne, la France et la Belgique ont ouvert vis-à-vis de leur passé un débat public qui n’a pas d’égal en Russie ou dès la chute du bloc communiste, Vladimir Poutine a indiqué les dangers d’un tel débat pour la cohésion nationale[2].

Par ailleurs, des arguments plus politiques ou plus philosophiques pèsent sur tout ce qui précède. Si les fascismes et les communismes ont mené à la barbarie et à la terreur de masse, d’aucuns indiquent que les intentions au départ ne sont pas les mêmes. L’idéologie communiste parle d’une société sans classe et d’une égalité absolue entre les citoyens là où le national-socialisme signalait dès le début la nécessité de soumettre les peuples inférieurs au peuple des seigneurs, et de les exterminer si nécessaire. C’est d’ailleurs ce qui explique pourquoi s’il y a eu des camps de concentration partout, avec des conditions de vie inhumaines et un taux de mortalité énorme, les camps d’extermination étaient une particularité de la politique nazie. Doit-on juger ces régimes uniquement sur leurs intentions ou également sur leurs aboutissements ? Voire exclusivement sur les aboutissements sans distinction au niveau des intentions ? Peut-on vraiment les mettre sur un pied d’égalité ? Etc.

Si les Territoires de la Mémoire sont préoccupés par tous les crimes d’État provoqués hier et aujourd’hui, ici et à l’étranger, comme en témoignent de nombreuses expositions et la ligne éditoriale de la revue Aide-mémoire, l’association a aussi une histoire spécifique qui la guide dans une programmation et des actions ciblées. Fondée en 1993 par des anciens résistants belges qui ont connu la déportation sur notre territoire et ensuite les camps de concentration nazis à l’est de l’Europe, elle a vu le jour il y a 25 ans en réaction au retour de l’extrême droite sur la scène politique. Aux yeux des fondateurs, le souvenir de la barbarie nazie n’était pas assez vif dans l’opinion, et les ressemblances entre le présent et le passé devaient être rappelées. C’est comme cela que notre association est née, et plus tard notre exposition permanente consacrée à la déportation sous le régime nazi.

  1. Parlement de la Communauté française, 658 (2017-2018) – N°1. Les députés sont Fabian Culot, Marie-Françoise Nicaise et Nicolas Tzanetatos.
  2. Lire Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, Paris : Babel, p.22 et sv.