Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°85

Editorial
Sélectionner, trier, exclure : bis repetitat ?

Par Julien Paulus, rédacteur en chef

On observe une particularité récurrente dès qu’il est question de Mai 68, à savoir l’impossibilité, à gauche comme à droite, de se mettre d’accord sur les ressorts et les prolongements fondamentaux de cet évènement. Simple conflit générationnel au sein de la bourgeoisie, pour certains, véritable tentative de convergence des luttes pour d’autres, révolte sociale, révolte libérale, révolte des élites… Chacun semble avoir une idée de l’étiquette à apposer sur les pavés qui volaient à l’époque. En gros, Mai 68 : révolution sociale ou révolte élitiste ?

(cc)Fonds André Cros

(cc)Fonds André Cros

Si nous élargissons la perspective, force est de constater que Mai 68 est avant tout une manifestation locale et circonscrite dans le temps d’un bouleversement beaucoup plus vaste dans son ampleur et dont les expressions se retrouvaient un peu partout dans le monde. Cela était particulièrement le cas aux États-Unis où se mêlaient conflit générationnel des « baby-boomers », lutte pour les droits civiques des populations noires et opposition à la guerre du Vietnam, le tout sur fond de Guerre froide. Habitué des analyses sociologiques « en profondeur », l’historien Emmanuel Todd situe pourtant, à ce moment précis de luttes progressistes, l’émergence d’un nouveau paradigme d’inégalité, basé principalement sur le diplôme et destiné à réorganiser l’ensemble d’une société jusque-là plutôt égalitariste. « La Seconde Guerre mondiale avait été, pour la société américaine, un grand moment d’égalitarisme, peut-être même le symbole de l’arrivée à maturité de la démocratie sociale de Roosevelt. […] C’est ainsi que, jusqu’à George Bush senior, les hommes politiques américains, issus ou non de l’establishment, avaient souvent derrière eux d’assez belles carrières militaires. Après lui, les journalistes d’investigation ont pu commencer à traquer les planqués de la guerre du Vietnam[1]. »

Et de fait, l’une des premières manifestations concrètes de cette « sélection par le diplôme », encore largement inconsciente, fut le droit accordé aux universitaires de bénéficier d’un report d’incorporation. Ainsi, comme l’écrit l’historien américain Christian Appy, dans son livre Working-Class War, cité par Todd (p.298) : « L’image de l’activiste antiguerre qui dominait les médias […] était celle de l’étudiant gauchiste (college radical). Pour les soldats d’origine ouvrière, “college” signifiait privilège. Indépendamment même de la guerre du Vietnam, l’étudiant soulevait chez eux un ensemble d’émotions profondes liées à l’appartenance de classes : le ressentiment, la colère, le doute sur soi-même, l’envie, l’ambition. » Un puissant antagonisme entre éduqué « supérieur » et éduqué « secondaire » est apparu à cette époque, avec pour moteur le sentiment du surdiplômé de pouvoir revendiquer « naturellement » un certain nombre de privilèges et de places dont l’accès sera refusé au moins gradé.

Pourquoi soulever cette question ? Dans le numéro précédent, nous évoquions l’actuel brouillage de repères entre la démocratie d’un côté et, de l’autre, toute une série de formations politiques fort à droite flirtant avec les lignes jaunes de l’acceptable et mobilisant habilement des valeurs jusqu’alors considérées comme progressistes, telles que la laïcité ou les droits des femmes. Or la nouvelle « stratification éducationnelle » de la société, pour reprendre les mots de Todd, opère une forme de basculement similaire à gauche où sont adoptées une série de valeurs à forte connotation inégalitaire qui y étaient encore étrangères il y a peu. Selon Thomas Frank, auteur de Pourquoi les riches votent à gauche, ce « progressisme de limousine » est caractéristique d’une série de gens « dotés de diplômes prestigieux ou simplement de diplômes d’études supérieures. Ce sont dans tous les cas ces cadres au col blanc, très bien payés, qui travaillent dans certaines industries que l’on appelle les “industries de la connaissance”, de la culture ou des nouvelles technologies. Ils croient dur comme fer à la méritocratie [qui] signifie que les personnes en haut de l’échelle hiérarchique méritent leurs privilèges car “ils sont les meilleurs dans ce qu’ils font”[2]. » Pour Frank, tout s’est précipité lorsque cette génération, celle des années 60, est arrivée au pouvoir. « Bill Clinton est leur leader et le clintonisme l’expression de cette génération qui embrasse “l’âge de l’information”. L’élection de 1992, lorsque Clinton, un baby-boomer, a battu Bush père, un vétéran de la Seconde Guerre mondiale, est emblématique de ce basculement[3]. »

Conséquence politique : un divorce mutuel entre cette nouvelle gauche et son électorat historique qui se traduit par un boulevard offert à des personnages opportunistes comme Donald Trump. Conséquence culturelle et sociale : l’acceptation progressive de l’idée que le diplôme est le marqueur du mérite de chacun à occuper la place qu’il occupe, et tant pis pour ceux qui n’obtiendraient pas le précieux sésame. Quant à Mai 68, il n’est peut-être pas faux de considérer qu’il fut à la fois une des dernières tentatives sincères – et manquée – de faire se rencontrer les mondes intellectuel et ouvrier, et le point de départ d’un progressisme des privilégiés, véritable aubaine pour les populistes de tout poil.

  1. Emmanuel TODD, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, Paris, Seuil, 2017, p.297.
  2. Entretien avec Thomas Frank, Le Figaro, 27 avril 2018.
  3. Thomas CANTALOUBE, « Thomas Frank : comment la gauche américaine a abandonné ses électeurs », Mediapart, 29 avril 2018.