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La sécession des élites : catastrophisme éclairé ou prophétie qui s’autoréalise ?

Par Olivier Starquit

Mai 68 est souvent présenté et comme une révolte étudiante contre les mœurs bourgeoises et comme une volonté de s’en libérer. Alors que les flonflons des célébrations de son jubilé s’estompent, il est assez jubilatoire de constater aujourd’hui des velléités de sécession de ces mêmes élites bourgeoises.

Grove Isle, Miami (cc)Jollyroger33133

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« Barakis de kermesse », « chavs », « klootjesvolk »[1], beaufs, chaque langue dispose de son arsenal sémantique pour se moquer effrontément du prolétariat blanc avec une volonté évidente de le diaboliser : « dès que la petite fille du mineur du Borinage ouvre un solarium, emménage dans un lotissement et passe ses vacances à Ibiza, elle devient une conne blonde dont on ne doit plus se préoccuper. Et si en plus elle commence à tenir des propos xénophobes, ou simplement critiques sur l’immigration, on va encore moins se soucier d’elle[2] » soulignait David Van Reybrouck dans un entretien avec François Brabant. Il y soulignait aussi que la gauche était devenue très urbaine, très cosmopolite, très éduquée, très bienpensante et totalement acquise à l’idée de société ouverte.

Précisément, il est judicieux de rappeler que cette notion de société ouverte par opposition à la société fermée a fait florès à l’occasion de la campagne présidentielle en France en 2017. Une telle présentation du terrain politique entre « d’un côté, un bloc “illibéral”, chouan, “populiste” qui tirerait sa puissance des dispositions autoritaires et xénophobes imputées aux classes populaires [et de l’autre côté], un bloc transpartisan, ouvert, droite et “en même temps” gauche, dont la base sociale principale serait les classes moyennes urbaines, les intellectuels, les médias, les créateurs[3] », présente l’avantage indubitable d’annuler le clivage droite-gauche, c’est-à-dire la question de l’exploitation et de la répartition des richesses.

Ce constat d’une révolte des élites avait déjà été posé il y plus de vingt ans par le sociologue états-unien, Christopher Lasch, héritier du marxisme de l’école de Francfort (Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, etc.) et lecteur de George Orwell, dans La révolte des élites et la trahison de la démocratie (Champs essais, Flammarion, 2007). Dans cet ouvrage certes consacré aux États-Unis mais aisément transposable aux pays occidentaux, Lasch anticipe l’évolution des classes favorisées avec une acuité visionnaire. D’après lui, « les nouvelles élites, c’est-à-dire “les personnes qui se situent dans les 20% supérieurs en termes de revenus”, grâce à leurs richesses considérables et à la mondialisation, qui permet la mobilité totale des capitaux et des personnes les plus fortunées, ne vivent plus réellement dans le même monde que leurs concitoyens[4] ». Pour les uns, un monde suspendu, pour les autres, la friche ou la jungle. Ce séparatisme social se manifeste notamment par une ségrégation territoriale (songeons aux processus de gentrification des centres urbains et de désaffection des villes rurales avec les prix de l’immobilier comme levier), l’évitement scolaire (comment ne pas penser aux stratégies mises en œuvre en France pour contourner la carte scolaire et aux cris d’orfraie qu’occasionne en Belgique le décret mixité) et l’exil fiscal (qui trahit et traduit un refus d’une partie de la population de financer le fonctionnement de la collectivité dans son ensemble).

Pour Lasch, cette révolte des élites est une « forme de guerre des classes dans laquelle une élite éclairée (telle est l’idée qu’elle se fait d’elle-même) entreprend moins d’imposer ses valeurs à la majorité (majorité qu’elle perçoit comme incorrigiblement raciste, sexiste, provinciale et xénophobe), encore moins de persuader la majorité au moyen d’un débat public rationnel que de créer des institutions parallèles ou “alternatives” dans laquelle elle ne sera plus du tout obligée d’affronter face à face les masses ignorantes[5] ». La bourgeoisie qui constitue le cœur de ces nouvelles élites se définit moins par son idéologie que par un mode de vie qui la distingue du reste de la population. Puisqu’elle a les rênes du pouvoir, au financement des services publics, elle préfère investir son argent dans l’amélioration de ses ghettos volontaires (les gated communities, symbole de la privatisation de l’espace public).

Pour le dire autrement, Lasch pose l’hypothèse que ce n’est plus la « révolte des masses » qui menace désormais la vie démocratique, mais « la coupure de plus en plus prononcée entre le peuple et les “élites”. Une coupure tant économique et matérielle qu’éducative et intellectuelle, dont résulte le repli sur eux-mêmes des privilégiés. Ces derniers ne parlent plus qu’à leurs pareils, c’est-à-dire non seulement à ceux qui bénéficient d’un même niveau de richesses, mais également à ceux qui partagent le même niveau d’instruction[6] ». Et cet isolement voulu n’est pas sans conséquences : « les idéologies politiques perdent tout contact avec les préoccupations du citoyen ordinaire. Le débat politique se restreignant la plupart du temps aux “classes qui détiennent la parole”, devient de plus en plus nombriliste et figé dans la langue de bois. Les idées circulent et recirculent sous forme de scies et de réflexes conditionnés[7] ». Ceux qui tiennent les plumes et les micros en circuit fermé se gaussent des gens qui ne sont rien et les dépeignent comme « frileux, “réacs”, hostiles de façon primitive et irrationnelle aux réformes ainsi qu’à tout type de changement. Ils nous expliquent que s’ils votent “populiste”, c’est parce qu’ils sont xénophobes, et que s’ils votent mal aux référendums c’est parce qu’ils ne comprennent pas les questions[8] ». Et dans cet ordre d’idées, il n’est pas étonnant de voir l’antienne de la méritocratie occuper le haut du pavé : idéaliser son règne et celui des experts laisse tout un peuple de côté.

Emmanuel Todd pose un constat assez analogue dans son dernier opus (Où en sommes-nous, Le Seuil, 2017) : « la démocratisation inachevée des études supérieures dans les pays occidentaux, au cours du dernier demi-siècle, a solidifié la fracture entre une caste de nantis sur le plan éducatif et un bloc de laissés-pour-compte, pour qui le parcours scolaire s’est arrêté autour de 18 ans[9] ». Et pour revenir à l’exemple cité par David Van Reybrouyck, « les classes moyennes bourgeoises, éduquées, universalistes ne veulent pas comprendre les problèmes concrets que l’immigration pose aux milieux populaires dans une période de désintégration industrielle, de chômage de masse[10] ».

Ainsi, se plonger dans l’ouvrage de Lasch permet de saisir la séquence politique actuelle, caractérisée par un rejet des élites par les classes populaires engendré lui-même par le repli des élites. Et donc, « ne se reconnaissant pas dans le type de société promise par ses élites, les classes moyennes rejoignent les classes populaires, déjà entrées en révolte […]. Après avoir grossi les rangs de l’abstention, les classes populaires des deux côtés de l’Atlantique ont décidé de “voter mal”. Si elles ne sont pas toujours en mesure d’imposer leurs choix politiques, elles ont compris qu’elles avaient la capacité de sanctionner leurs dirigeants[11] ». Le TCE, le Brexit, l’élection de Trump peuvent être lues à l’aune de cette grille de lecture.

En guise de remède, Christopher Lasch préconisait le retour à une lecture classiste de la société et il voyait également dans « le populisme à la fois un mode de contestation du capitalisme, mais également un retour au républicanisme caractérisé par un attachement aux traditions et aux vertus de la communauté, une défense de l’autonomie des individus et un certain sens des limites[12] », sans oublier de rétablir des institutions permettant un vrai débat pluraliste.

Ainsi, l’analyse prémonitoire de Christopher Lasch prend la forme d’une sorte de catastrophisme éclairé qui prône le pire pour éviter qu’il n’advienne, en espérant qu’il ne soit pas trop tard.

« Je fais référence à un “libéralisme des riches”. C’est une politique de gauche qui s’est largement affranchie de toute empathie pour la classe ouvrière américaine. Elle a beaucoup d’empathie pour les personnes malheureuses qui sont loin. Elle croit profondément que les discriminations, quelles qu’elles soient, c’est pas bien, c’est pas bien, c’est pas bien. Mais elle rejette sans cesse les préoccupations de la classe ouvrière ici, à la maison, c’est-à-dire aux États-Unis, et les regarde comme les problèmes inévitables des personnes non éduquées. Pour le “progressisme de limousine”, la mondialisation est inéluctable, les syndicats sont obsolètes, rien ne peut être fait pour les travailleurs, sauf s’ils obtiennent un diplôme dans une très bonne université. »

(Thomas Frank, Le Figaro, 3 mai 2017)

  1. Chavs, en anglais : « la racaille » ; klootjesvolk, en néerlandais : littéralement, « le peuple testiculaire ».
  2. François Brabant, « David Van Reybrouck : il faut d’urgence se rappeler l’humanisme et l’universalisme », mars-avril 2018, http://www.imagine-magazine.com/lire/spip.php?article2460.
  3. Serge Halimi, « Préface », in Thomas Franck, Pourquoi les riches votent à gauche, Agone, 2018, p. XXI.
  4. Kevin Boucaud-Victoire, « Pour comprendre le moment populiste actuel, il faut lire Christopher Lasch », 19 février 2017, http://www.slate.fr/story/137267/montee-populisme-lire-christopher-lasch.
  5. Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Champs Essais, Flammarion, 2007, p.32.
  6. Coralie Delaume, « La sécession des élites ou comment la démocratie est en train d’être abolie », 2 avril 2018, http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/04/20/31003-20180420ARTFIG00185-la-secession-des-elites-ou-comment-la-democratie-est-en-train-d-etre-abolie-par-coralie-delaume.php
  7. Christopher Lasch, op. cit., p.89.
  8. Coralie Delaume, op. cit.
  9. François Brabant, « Emmanuel Todd : l’université entretient le conformisme et organise les inégalités », novembre-décembre 2017, http://www.imagine-magazine.com/lire/spip.php?article2403
  10. François Brabant, « Emmanuel Todd : l’université entretient le conformisme et organise les inégalités », novembre-décembre 2017, http://www.imagine-magazine.com/lire/spip.php?article2403
  11. Kevin Boucaud-Victoire, op. cit.
  12. François Brabant, « Emmanuel Todd : l’université entretient le conformisme et organise les inégalités », novembre-décembre 2017, http://www.imagine-magazine.com/lire/spip.php?article2403 (Le terme « populisme » doit ici être entendu en regard du contexte américain et se réfère au mouvement populiste historique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle qui marqua grandement la conscience politique américaine, NdlR)