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« We don't need another hero » ou « We could be heroes just for one day

Par Oliver Starquit

Berthold Brecht a écrit « Malheur aux peuples qui ont besoin de héros ». Et de fait, la figure du héros n’a pas nécessairement bonne presse dans les milieux progressistes. Étymologiquement, le terme émane du grec et signifie initialement « demi-dieu » ou « tout homme élevé au rang de demi-dieu ». Par extension, le vocable va désigner une personne au-dessus du lot, exceptionnelle qui va se distinguer par ses exploits, son sens de la justice, son courage. Dans le domaine littéraire, le mot finit aussi par désigner le personnage principal.

Et pourtant ce ne sont pas les héros qui manquent. Pensons à la Guerre des étoiles, au Seigneur des anneaux ou au Trône de fer sans oublier les héros de Marvel. Pour le psychiatre Boris Cyrulnik, tout enfant a besoin d’un héros pour se construire, de figures archétypales pour reprendre la terminologie de Carl Jung, pour rêver et ne pas souffrir d’agonie psychique : « S’il n’a pas une figure sécurisante, le monde l’effraie. S’il en a une, le monde l’amuse et l’excite. La mère puis le père sont en principe ses premiers héros. Mais ils peuvent être absents ou in-suffisants. Lorsque l’enfant qui se sent perdu lit les aventures d’un personnage qui lui ressemble et trace sa route vaillamment dans le vaste monde, cela le rassure et lui donne envie de s’y risquer à son tour. Quant à l’adolescent, il cherche d’autres modèles que ses parents. Le héros qu’il se choisit alors lui ouvre un chemin en montrant que ce qu’il désire est possible[1]. » Dans le domaine de la culture et/ou du divertissement aussi, l’évocation de figures pro-tectrices qui défendent l’honneur, la justice en des temps obscurs où les menaces foisonnent est un ressort récurrent, tant au cinéma que dans les bandes dessinées.

Dans les milieux progressistes, ce recours au mythe du héros, sorte de chef providentiel, sauveur suprême fait froncer les sourcils (même si l’Histoire montre qu’ils ont également donné dans ce registre et que ces milieux en ont encensés quelques-uns malgré tout : du Commandant suprême au Grand Timonier en passant par le Lider Maximo). Faut-il en déduire d’emblée que tous les héros seraient de droite ? Ce serait aller vite en besogne.

Même si certains d’entre eux ont des caractéristiques qui les rangent plutôt à droite sur l’échiquier – comme le fait d’être des héritiers, de baigner dans la richesse sans complexe (Batman), d’être méfiant à l’égard de l’État –, d’autres caractéristiques font davantage pencher la balance de l’autre côté : des personnages pauvres, proches de la nature et ordinaires (Robin des Bois), soucieux de rester dans la légalité et en faveur de l’État. Certaines productions récentes ont même des réminiscences proches d’Occupy Wall Street. Ainsi, la première saison de Daredevil montre un avocat aveugle – mais dont les autres sens sont ultra développés – lutter contre la gentrification de son quartier mais surtout s’opposer à Wilson Fisk, symbole de la finance, des multinationales et des compagnies d’avocats. Et dans cette série, la vraie figure de gauche est incarnée par un journaliste dont les propos, repris en voix off, résonnent comme un cinglant « We are the 99% » : « Certains reçoivent plus qu’ils ne le méritent, parce qu’ils se croient différents des autres, parce qu’ils pensent que les règles que suivent les gens comme vous et moi, qui doivent se battre et travailler simplement pour vivre, ne s’appliquent pas à eux. Ils pensent pouvoir faire tout ce qu’ils veulent et vivre éternellement heureux pendant que nous autres souffrons. Ils agissent dans l’ombre, l’ombre projetée par notre indifférence, notre manque flagrant d’intérêt pour tout ce qui ne nous affecte pas directement. Ou peut-être n’est-ce que l’ombre de notre lassitude, si fatigués que nous sommes de devoir nous frayer un chemin vers une classe moyenne qui n’existe plus, à cause de ceux qui prennent plus que ce qu’ils méritent. Et qui continuent à prendre, jusqu’à ce qu’il ne nous reste plus que le souvenir d’une époque révolue, quand le monde des affaires n’avait pas encore décidé que nous ne comptions plus pour rien.[2] »

Aussi dans un livre à paraître[3], William Blanc trace et traque les origines progressistes de certains super-héros des pulp stories, ces comics (fascicules comprenant exclusivement des bandes dessinées) qui ont commencé à paraître dans les années trente. « Superman », venant de Krypton et accueilli par une famille ordinaire est une métaphore du melting-pot états-uniens. Il incarne aussi « l’espoir, dans une époque marquée par la crise mondiale de 1929 et la montée des fascismes, que le futur de l’humanité s’annonce sous le signe du progrès et du bien-être[4]». Il est intéressant de noter que dans ses déclinaisons européennes, « Superman » a souvent changé de nom parce que son nom était trop réminiscent de l’Übermensch, le surhomme propre à Nietzsche et aux mythes nazis.

« Captain America », inspiré des Chevaliers de la Table ronde, va user de son bouclier pour défendre la liberté contre les agents nazis et le fameux bouclier refait surface ces dernières années dans des manifs anti-Trump. « Hulk », le malabar vert, variation sur le thème du Docteur Jekyll et Mr Hyde de R. L. Stevenson et fruit d’une mauvaise manipulation lors d’un test nucléaire, est clairement antinucléaire et antimilitariste.

« Wonder Woman », elle, a pour modèle les Amazones et vient aider les États-Unis contre les forces de l’Axe. Après avoir subi les foudres pendant la chasse aux sorcières, elle deviendra en 2016 la figure de proue d’une campagne de l’ONU pour l’égalité de sexes. Citons encore « Black Panther », le premier super- héros noir de premier plan, qui ne se bat pas pour une hypothétique « nation » noire, mais pour l’égalité : dans « l’univers des super-héros, l’avenir n’est désormais plus monochrome[5]». Mais aussi les « X-Men », une équipe internationale au service de l’intégration des minorités.

« Un héros, c’est qui fait ce qu’il peut. Les autres ne le font pas. »

Cette citation de Romain Rolland indique aussi qu’à côté de ces héros encensés existent également de nombreux héros méconnus, ces héros du quotidien comme Francesca Peirotti, une interprète de 29 ans, coupable du « délit de solidarité ». Elle avait été arrêtée le 9 novembre 2017 à Menton avec, à bord de sa camionnette, une famille d’Érythrée (un couple et un bébé de 6 mois) ou encore Lisbeth Zornig arrêtée en mars 2016 pour avoir offert un café et un lift à des réfugiés syriens. Deux noms parmi des milliers d’autres, deux personnes qui, à un moment donné posent un geste, aussi infime soit-il. Un geste de rupture par rapport à la manière dont le monde tourne. Et, à ce propos, il est toujours utile de se rappeler que « Hannah Arendt et Zygmunt Bauman ont lié les méfaits d’Hitler, et particulièrement la Solution finale à la montée en puissance de bureaucraties modernes qui cherchent des solutions optimales, subordonnant la pensée et l’action au pragmatisme et à l’efficience, réduisant les individus à des fonctionnaires d’une hiérarchie bureaucratique, afin que ceux-ci, conditionnés à obéir à des ordres perdent l’aptitude à fonctionner et à penser comme des individus moraux. Des parallèles peuvent êtres dressés avec la gouvernance néolibérale : dans le domaine de l’asile et de l’immigration par exemple, des systèmes inhumains sont mis en place par des fonctionnaires[6]».

Dans un autre domaine, un storytelling de gauche pourrait aussi faire des lanceurs d’alerte des super-héros qui n’ont certes pas de super pouvoirs, juste leurs doutes, leur conscience ou leur inconscience pour se battre. Et la timidité de la réaction politique concernant leur nécessaire protection (voir à ce sujet le débat juridique mené au niveau européen et la parade française via le projet de loi sur le secret des affaires) démontre en quelque sorte par l’absurde leur côté dérangeant et efficace et leur volonté de ramener un peu de justice.

Pour conclure, citons Victor Hugo afin de montrer que la dimension héroïque de l’existence est partout : « La vie, le malheur, l’isolement, l’abandon, la pauvreté, sont des champs de bataille qui ont leurs héros… héros obscurs plus grands parfois que les héros illustres. »

  1. Astrid de Larminat, François Dargent, « Un grand besoin de héros », Le Figaro, 16/06/2016, http://www.lefigaro. fr/livres/2016/06/16/03005-20160616ARTFIG00036-un-grand-besoin-de-heros.php
  2. Cité par Jérôme Latta, « Daredevil, enfin un super-héros de gauche ? », Regards, 18/05/2015, http://www.regards. fr/web/Daredevil-enfin-un-super-heros-de
  3. William Blanc, Super-héros, une histoire politique, à paraître en octobre 2018 aux éditions Libertalia.
  4. William Blanc, « Superman, l’exilé interplanétaire devenu “homme de demain” porteur d’espoir », L’Humanité, 23/07/2018
  5. William Blanc, « Black Panther, un anti-Tarzan entré de plain-pied dans l’histoire », L’Humanité, 31/07/2018
  6. Liz Fekete, Europe’s Fault Lines, Racism and the Rise of the Right, Londres, Verso, 2018, p.78