Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°86

C'èst todi lès p'tits qu'on språtche ! (2ème partie)

Par Jenifer Devresse

Yves Martens et Cécile Gorré m’ont fait le plaisir d’une rencontre pour nourrir cet article de leurs analyses aussi critiques qu’engagées. Cécile Gorré est enseignante à Verviers et membre active de l’Appel Pour une École Démocratique (Aped), une association largement inspirée par les travaux de son chercheur et fondateur Nico Hirtt. Yves Martens est coordinateur au Collectif Solidarité Contre l’Exclusion (CSCE), acteur de terrain et incollable sur les questions de chômage.

L’« inclusion » exclut par milliers…

Les dernières réformes ont signé une vague d’exclusions massives liées au durcissement des procédures de contrôle et des sanctions (plus précoces, plus sévères, plus fréquentes), visant en particulier les allocataires d’insertion, soit les plus précarisés. Et ce dès le début du stage, même si « appliquer la chasse aux chômeurs à des personnes qui ne perçoivent même pas d’allocation, c’est de l’absurdité au carré », souligne Yves Martens.

Au-delà, la réforme de 2012 « a aussi pour effet que de plus en plus de jeunes sont en stage d’insertion et y restent bloqués : le stage peut se prolonger indéfiniment, jusqu’à ce que l’âge limite de demande d’allocations soit dépassé… De moins en moins de jeunes accèdent à l’indemnisation et ne seront donc jamais inclus. Ce qui est bien plus efficace que de les exclure » (moins 49,3% en dix ans pour les moins de 25 ans). Et pour ceux qui y parviendraient malgré tout, la réforme a pris soin d’instaurer un régime automatique de fin de droit au terme de trois ans : « il ne s’agit pas d’une sanction », précise Yves Martens, « mais d’une fin de droit purement mécanique, applicable à tous y compris ceux qui cherchent activement du travail et satisfont pleinement aux contrôles. Ces personnes sont exclues simplement du fait du manque d’emplois disponibles ».

La réforme de 2015 amplifie ces effets d’exclusion : « en abaissant l’âge limite en fin de stage d’insertion, qui lui- même a été allongé de plusieurs manières, on pénalise les jeunes qui ont eu un parcours scolaire difficile et on les dissuade de se rattraper. Ils n’auront pas de seconde chance ». La moindre erreur de parcours (redoublement, réorientation, année d’études à l’étranger, accident ou problème de santé), y compris pendant la période de stage, se paie cash. À titre d’exemple, un jeune qui a doublé une seule fois ne peut déjà plus prétendre qu’à un BAC s’il veut conserver son droite. Or un jeune sur deux a doublé au moins une fois à la sortie du secondaire. Une mesure particulièrement discriminante pour les jeunes issus de l’immigration, qui ont en moyenne un parcours d’étude plus long. Voilà les Masters de plus en plus réservés aux familles qui ont les reins solides…. avec les conséquences que l’on devine sur le niveau général d’études.

Quant à la condition de diplôme pour les moins de 21 ans, voilà une manière commode de supprimer 17% des premiers inscrits au chômage, quitte à ce que cette petite armée de sans-diplôme disparaisse dans la nature, « complètement exclue de tout système d’aide ou d’accompagnement, pour deux ou trois ans ». Naturellement, ils peuvent s’inscrire comme demandeurs d’emploi au Forem, mais quelle personne sensée se soumettrait volontairement à des procédures de contrôle si contraignantes sans le moindre espoir d’une quelconque allocation ? Et s’ils réapparaissent à 21 ans, « leur situation est passée entretemps de précaire à catastrophique ». Difficile de voir là une mesure d’encouragement contre l’abandon scolaire.

Quelques dizaines de milliers de personnes (62 000 environ) se sont ainsi vues exclues de la protection sociale, ou jamais admises : « au total, la hausse des non indemnisés est de 59 % depuis 2007 ». Résultat : une « baisse historique » des chiffres du chômage dont on peut bien se féliciter ! À ceux-là, que reste-t-il ? Le CPAS, dernier filet de protection sociale ? À voir. « Environ 30 % seulement des exclus sont aidés par le CPAS. Certains ne vont pas frapper à sa porte, d’autres ne sont pas admis parce que les conditions d’octroi sont très différentes ». Car sur le même temps, Maggie De Block durcissait les conditions d’accès au CPAS. Alors quid des autres 70 % ? Ni à l’emploi, ni en maladie, ni en pension… « Des autres, on ne sait absolument rien », répond Yves Martens. La rue, la débrouille, le black ? « On ne connaît pas les profils, on ne peut pas les compter, ils ont disparu de tous les radars… ». Disparus, invisibles, innombrables, les nouveaux sans-droits.

Un chômage trop généreux ?

Avec un système d’allocations d’insertion en voie d’extinction, que leur reste-t-il ? Trouver un boulot et ainsi décrocher le précieux sésame de la protection sociale sur base du travail. À voir, là aussi. Premièrement – faut-il encore le rappeler – « sanctionner les demandeurs ne crée pas d’emplois », soupire Yves Martens. Sans compter que quoi qu’on en dise, chercher de l’emploi requiert quelques conditions minimales ; c’est tout le sens des allocations d’insertion. Ensuite, il faut encore voir quel boulot. « Avec la flexibilisation du marché de l’emploi, la plupart des emplois créés sont des temps partiels, des contrats à durée déterminée ou saisonniers, des intérims, des piges, des stages… ». Bref des emplois on ne peut plus précaires. Or « pour obtenir son droit au chômage sur base du travail, les moins de 36 ans doivent avoir travaillé 312 jours temps plein sur une période de 21 mois ». Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? « Que l’on peut travailler toute sa vie et cotiser régulièrement sans jamais obtenir son droit à la protection sociale sur base du travail ».

Car il ne suffit pas de travailler. Encore faut-il travailler dans les conditions fixées par l’Office national de l’Emploi (ONEM). C’est-à-dire trouver « un emploi stable, un CDI temps plein, à la rigueur en quatre cinquième ». En clair, tout ce à quoi l’on n’accède pas à la sortie des études. Encore moins sans diplôme. Ou lorsqu’on ne parle pas la langue. « On présente toujours les allocations d’insertion comme un chômage de jeunes n’ayant jamais travaillé. Mais c’est inexact », explique Yves Martens. Les réformes « touchent en fait très durement toute une catégorie de gens qui ont en commun d’être précarisés, même s’ils ont toujours travaillé. Et en priorité les femmes. Avant que les réformes ne produisent leurs effets d’exclusion, le régime d’insertion concernait 30% des chômeurs complets indemnisés. Aujourd’hui plus que 12% ». Ce qui explique aussi que l’instauration d’un régime de fin de droits ait signé « un appauvrissement terrible de nombreuses familles. Un quart des personnes étaient des chefs de famille ». Nombreux d’ailleurs sont ceux qui se sont vus couper les vivres par surprise, « ignorant que leur chômage était calculé sur base des études puisqu’ils avaient travaillé des années » .

Présenter le régime d’insertion comme un système trop généreux accordé à de jeunes paresseux permet, il est vrai, de faire passer la pilule de son démantèlement. Trop généreux ? Passons sur la maigreur des montants des allocations d’insertion (forfaitaires et à peu près équivalents au revenu d’intégration RIS du CPAS). Il est vrai que le chômage sur base des études reste une « particularité à la belge ». Mais présent depuis les débuts de l’assurance chômage au lendemain de la Seconde Guerre, « cet accès sur base des études est intrinsèquement lié à un accès sur base du travail parmi les plus durs au monde ! », objecte Yves Martens. « La Belgique est l’un des pays qui réclame le plus grand nombre de jours de travail sur une des périodes les plus réduites ! Pour être acceptable, le durcissement de l’accès aux allocations d’insertion aurait dû s’assortir d’un assouplissement de l’accès sur base du travail ». Ce qui n’a pas été le cas, alors même que le marché de l’emploi est toujours plus précaire. Et que l’exclusion ratisse plus large.

Bureau de chômage

À côté des dispositions de 2012 et 2015, une série d’autres mécanismes tendent à expulser les éléments les plus faibles des dispositifs d’accompagnement et d’aide à l’insertion socio-professionnelle. Pour Yves Martens, « tant les dispositifs d’accompagnement que de contrôle reposent sur des processus essentiellement administratifs et extrêmement complexes, qui vont constituer des obstacles pour tout public fragilisé, spécifiquement les jeunes et les primo-arrivants ». Notamment, les évaluations de recherche d’emploi reposent exclusivement sur « la production de preuves écrites », au mépris des réalités de recrutement sur certains marchés du travail, surtout non qualifié. Le démarchage direct, le bénévolat, les petits boulots, les piges, tout ça… Ça ne compte pas.

La méthode est particulièrement discriminante « pour ceux qui ont du mal avec l’écrit, les illettrés, les analphabètes, les migrants… Et elle pousse à calquer sa recherche non sur ce qui donne le plus de chances de trouver un emploi, mais sur ce qui donne le plus de chances de produire des preuves écrites. Même si c’est absurde et complètement schizophrénique ». Pour s’en sortir, mieux vaut être très débrouillard, bien éduqué et fameusement tenace : « les procédures et les modes de calcul sont d’une complexité folle, même pour ceux qui en maîtrisent bien les codes ». Sans compter les absurdités et les injonctions contradictoires qui font tout le charme d’une administration.

Présumés coupables

« En justice pénale, une personne jugée coupable de deux crimes verra la peine la plus forte absorber l’autre. Pas au chômage. Elle s’y ajoute, comme une double peine. Les criminels sont de moins en moins présumés innocents. Mais les chômeurs sont toujours présumés coupables. »

Ceux qui perdent leurs droits à la protection sociale ne sont ni les plus roublards, ni les plus paresseux. Simplement les moins informés. Car le plus amusant reste que « la plupart des droits ne sont pas automatisés, alors que les données sont généralement connues par les organismes ». Mais ce sont les allocataires qui doivent fournir les pièces. « Ils ont parfois tout en main pour obtenir une évaluation positive, mais ne savent pas argumenter et fournir les bons éléments ; introduire une demande sur base de telle pièce, tel article… Et après une évaluation négative, c’est la personne sanctionnée qui doit elle- même réclamer une nouvelle évaluation, par demande écrite. Autant dire que les personnes décrochées n’ont souvent pas les ressources nécessaires. S’enclenche alors une spirale négative dont il est très difficile de sortir ».

Puis tombe la sanction, parfois injuste ou injustifiée. Pour un public précarisé, désaffilié de tout, comment imaginer mener un recours contre la décision ? « Le Forem n’a pas aménagé de possibilité de recours interne », déplore Yves Martens. Restent les tribunaux. Encore faut-il savoir que c’est possible. Où se faire aider. Disposer de quantité de ressources, financières, sociales ou culturelles, absolument inaccessibles pour beaucoup.

La cible est facile et silencieuse, endosse volontiers les maux qu’on veut lui faire porter. D’ailleurs, personne ne s’offusque des visites domiciliaires chez les chômeurs. Comment croire qu’il s’agit d’un hasard ? « Le chômage ne pèse pas lourd dans la sécurité sociale », rappelle Yves Martens, « les deux gros postes sont les pensions et les soins de santé ». Pour lui, « la chasse aux chômeurs n’est pas une question budgétaire, mais idéologique. L’exclusion du chômage livre au marché de l’emploi des travailleurs obligés d’accepter n’importe quoi pour survivre ».

La crème des chômeurs

On l’aura compris, la tendance est à l’écrémage parmi les chômeurs. Quel paradoxe ! « Moins vous avez besoin d’aide pour trouver de l’emploi, plus vous aurez de chances d’en obtenir ». À l’origine du phénomène, quelques logiques perverses qui ne relèvent certes pas forcément du complot. On peut pointer notamment les effets désastreux de la culture de l’évaluation dans le monde de la protection sociale. « Avec un manque d’emplois disponibles, les organismes d’accompagnement sont eux aussi soumis à des pressions de rendement et de résultat. Non seulement le Forem, mais aussi toute une série de partenaires d’offre de formations, d’aide au lancement d’entreprises, etc. soumis en permanence à des évaluations. Du coup, ils sont poussés à sélectionner les plus motivés, les plus capables, les plus à même de représenter à court terme une “sortie positive”, comme ils appellent ça ».

Mais les « sorties positives », ce sont aussi d’innombrables « intérimaires, des temps partiels sans complément de chômage, des personnes passées en incapacité, des stagiaires de transition, des prestataires ALE, des personnes en dispense de formation… Des sorties du chômage au mieux partielles, au pire des plus précaires. Des “sorties” qui non seulement n’améliorent pas la situation des personnes, mais l’aggravent ». Nouvelle astuce pour se débarrasser des cas désespérés : « les organismes d’accompagnement pressent de plus en plus de chômeurs à devenir indépendants sans y être préparés, sous la menace de sanctions définitives L’échec est souvent immédiat. Les CPAS voient ainsi déferler nombre de ces jeunes indépendants venus du chômage, endettés pour leur activité, découragés, dépossédés de leurs droits ».

Et voilà comment à l’arrivée, on retrouve nos pauvres de départ. Les deux piliers de régulation des inégalités qu’étaient l’éducation et la protection sociale tracent, l’un à la suite de l’autre, un parcours du combattant dans lequel les perdants sont désignés d’avance. À chaque étape, tout écart par rapport aux normes sera durement sanctionné, sans retour en arrière possible. L’école est de moins en moins un lieu d’apprentissage ou de décloisonnement. Elle classe et déclasse, traduit les inégalités sociales en inégalités scolaires. L’assurance chômage « d’insertion » ensuite, seulement accessible à ceux qui en possèdent déjà les codes, retraduit ensuite les inégalités scolaires en inégalités sociales, conformes à la configuration de départ.

Les bons chiffres du chômage : à quel prix ?

Réforme 2012 (gouvernement Di Rupo)

  • Le stage d’insertion obligatoire (non indemnisé, anciennement « stage d’attente ») passe de 9 à 12 mois et est soumis au contrôle et aux sanctions, sur le modèle de l’« activation » des chômeurs complets indemnisés
  • Le droit aux allocations d’insertion est conditionné à deux évaluations positives, chaque évaluation négative reportant de 6 mois la période de stage.
  • Mise en place d’un régime de fin de droit : le droit aux allocations d’insertion est limité à 3 ans pour les cohabitants quel que soit leur âge et au-delà de 30 ans pour les chefs de ménage et isolés.

Réforme 2015 (gouvernement Michel)

  • Limitation de l’âge de la demande d’allocations d’insertion à 25 ans moins un jour (au lieu de 30 ans précédemment), à condition d’avoir terminé le stage d’attente de minimum 12 mois
  • Instauration d’une condition de réussite du diplôme secondaire pour les moins de 21 ans.