Aide-mémoire>Aide-mémoire n°86

Mots
Héroïnes

Par Henri Deleersnijder

Depuis les époques les plus lointaines, les groupes humains ont l’habitude de se structurer autour des figures de grands héros. La plupart de ces icônes du courage sont des hommes – pensons à Achille, Spartacus et Vercingétorix, pour se limiter à l’Antiquité –, auteurs d’actes éclatant de bravoure guerrière. Mais les femmes occupent aussi, quoi qu’on pense, une place de choix dans cette panoplie militaire, même si elle est généralement plus occultée. Pensons à ce propos à l’Athéna casquée chez les anciens Grecs et à Geneviève résistant aux hordes d’Attila en 451. Sans parler de Jeanne d’Arc, cette fille du peuple d’abord adoptée par la gauche mais que l’extrême droite a ensuite embrigadée pour ses desseins nationalistes[1].

Les héroïnes rebelles ou pacifistes ont moins bénéficié de notre attention, les femmes étant souvent les oubliées de l’Histoire. En ce qui concerne la Grande Guerre, le souvenir d’une Edith Cavell en Belgique s’est certes maintenu : directrice d’une école pour infirmières à Bruxelles, elle fut exécutée le 12 octobre 1915 à Schaerbeek sous prétexte qu’elle avait aidé des soldats français et britanniques blessés à fuir – ce qui n’était pas faux – vers des cieux plus cléments. Gabrielle Petit connut le même sort : employée de magasin originaire de Tournai et travaillant elle aussi à Bruxelles, elle fut accusée d’espionnage et fusillée le 1er avril 1916 ; le socle de la statue élevée à sa mémoire dans la capitale rappelle les mots prononcés par cette intrépide jeune fille – elle n’avait que 23 ans – avant que la mort ne l’emporte : « Je leur montrerai comment une femme belge sait mourir. »

Mais qui se souvient qu’en pleine boucherie, quand le fracas des armes fauchait la jeunesse européenne, se tint, du 28 avril au 1er mai 1915 à La Haye, un congrès international de femmes dont le but était d’envisager les conditions d’une paix prochaine ? Plus de mille femmes, originaires du monde entier et souvent de nations ennemies, s’y étaient réunies sous la présidence de l’activiste pacifiste américaine Jane Addams, futur Prix Nobel de la paix (1931).

Aletta Jacobs, première femme médecin des Pays-Bas, prononça le discours de bienvenue : « Ah, je le sens, je le sais, qu’il est impossible que la conflagration mondiale, qui rage depuis neuf mois, puisse s’éteindre avant que la matière inflammable ne soit réduite en cendres, mais je sens cependant en moi la conviction que nous devons maintenant élever nos voix […][2]. » Et plus loin : « Nous, femmes, jugeons la guerre autrement que les hommes ne le font. La plupart des hommes considèrent en premier lieu le côté économique : ce que la guerre coûte d’argent, la perte ou le profit pour le commerce et les industries nationales, l’expansion de pouvoir, etc. Mais que veulent dire pour nous, femmes, les pertes matérielles en comparaison du nombre de pères et de frères, de maris et de fils, qui s’en vont à la guerre pour ne jamais retourner auprès de nous[3]. »

Et que dire de ces femmes qui, en l’absence des hommes partis au front, les ont remplacés dans les champs et les usines ? Comme conductrices de moyens de locomotion aussi, les trams en majorité. Elles ont toutes, de par leur engagement quotidien, occupé un espace public où elles étaient avant la guerre largement absentes. D’où certains droits qu’elles obtinrent après la fin des hostilités. Ce furent aussi, à leur façon, des héroïnes, comme en d’autres temps on parlera de « L’Armée des ombres »… Xe

  1. Voir à ce sujet Johann Chapoutot, « Un besoin de héros », dans Bruno Cabanes (dir.), Une histoire de la guerre. Du XIXe siècle à nos jours, Paris, Seuil, août 2018, pp. 350-355.
  2. Les Journaux de Guerre 1914-1918, n° 14.
  3. Ibid.