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Editorial
L'ambivalence de la figure du héros

Par Julien Paulus, rédacteur en chef

Le vendredi 23 mars 2018, à 14h25, le GIGN donnait l’assaut au Super U de Trèbes, dans l’Aude, supermarché dans lequel s’était retranché le forcené Redouane Lakdine. À ses côtés, le lieutenant- colonel de gendarmerie Arnaud Beltrame, qui s’était auparavant échangé contre les otages de Lakdine, était tué par ce dernier qui sera lui-même abattu quelques instants plus tard. Sous le choc, la France se découvrait un héros, « mort au service de la nation, à laquelle il avait déjà tant apporté », pour reprendre les termes du président Emmanuel Macron. Parmi les nombreux tweets de personnalités politiques, celui du président des Républicains, Laurent Wauquiez, résuma parfaitement l’état d’esprit général : « Arnaud Beltrame : un héros français. »

Parallèlement, et à l’opposé absolu de l’hommage national rendu au gendarme, Amaq, l’agence de presse et officine de propagande de l’organisation État Islamique, publiait un communiqué selon lequel Daesh revendiquait l’attentat et adoubait Redouane Lakdine comme l’un de ses « soldats ». Et c’est ainsi que deux logiques, fondées sur des valeurs aux antipodes les unes des autres, entraient en collision, chacune revendiq uant le statut de « héros » aux différents protagonistes de ce drame. D’où cette question, un peu inquiétante : qu’est donc au juste un héros ?

Franco Berardi, dit « Bifo », est un philosophe, théoricien de la communication et professeur d’université italien. Il est l’auteur en 2016 d’un livre à la fois percutant et inquiétant, intitulé Tueries, mais dont le titre original en anglais était : Heroes : mass murder and suicide (« Héros : meurtre de masse et suicide »). « Bifo » y rappelle la définition originelle du héros : « Dans la tradition classique, le héros appartient au domaine de l’imagination épique, séparé de la tragédie et du lyrique. Le héros est celui qui dompte la nature et domine les évènements de l’histoire avec la force de la volonté et du courage. Il fonde la cité et repousse les forces démoniaques du chaos[1]. » Or, toujours selon Berardi, cette forme épique d’héroïsme a disparu avec les grands bouleversements de la postmodernité, marquée par le remplacement progressif de la réalité par le virtuel, une déterritorialisation permanente, une ère de post- vérité où l’on ne sait plus très bien si l’on se trouve dans le réel ou la fiction, où s’arrête le vécu et où commence le spectacle.

« Les héros sont morts ou plutôt ils ont disparu. Ils n’ont pas été tués par les ennemis de l’héroïsme, ils ont basculé dans une autre dimension : ils se sont dissous et se sont transformés en fantômes. À tel point que le genre humain, trompé par des héros en toc […], a cessé de croire en la réalité de la vie et de ses plaisirs, et s’est mis à ne jurer que par l’infinie prolifération d’images. […] Ce nouveau système commence à engloutir et détruire le résultat de deux cents ans de travail acharné et d’intelligence collective. Il transforme la réalité concrète de la civilisation sociale en une abstraction : chiffres, algorithmes, férocité mathématique et accumulation de riens sous forme d’argent[2]. » Et Berardi de constater sombrement l’émergence d’une nouvelle figure d’exception dans cette époque déboussolée et sursaturée d’images, celle du forcené suicidaire : « Le meurtre de masse n’a rien de nouveau, mais le type de meurtre de masse qui implique simultanément une action spectaculaire et une intention suicidaire semble être propre au mouvement contemporain vers le néant[3]. »

La situation de notre société est-elle devenue si sombre, si désespérée et si cynique qu’il faille considérer les Lakdine, Breivik, Holmes et consorts comme les héros maudits du moment ? Nous ne le pensons pas. Car, loin du dispositif médiatique, sémiotique et virtualisant que dénonce Berardi – si puissant soit-il – il existe une foule d’individus ordinaires et anonymes encore mus par le souci du respect, de l’empathie et de l’altruisme, qui « font ce qu’ils peuvent » pour venir en aide à leur prochain sans retirer autre chose que la satisfaction du sentiment de faire partie d’une humanité commune, qu’il s’agisse d’héberger des réfugiés, lancer l’alerte sur des injustices ou être solidaire des exclus.

Et à ce sujet, rappelons une bonne nouvelle : l’agriculteur français Cédric Herrou, condamné en 2017 pour l’aide qu’il apportait aux migrants à la frontière franco-italienne, a obtenu en juillet dernier auprès du Conseil constitutionnel la consécration du principe constitutionnel de fraternité et de la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire. Il reste de l’espoir, donc.

  1. Franco « Bifo » Berardi, Tueries : forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu, Montréal, Lux, 2016, p. 28.
  2. Idem, p. 29.
  3. Idem, p. 48.