Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°86

L'effet Matilda et les héroïnes perdues

Par Julie Ricard

Avez-vous déjà entendu parler de Marthe Gautier ? Jocelyn Bell ? Henriette Leavit ? Lise Meitner ou encore Rosalind Franklin ? Toutes ces femmes ont un point commun : scientifiques de premier plan, leurs noms ont été oubliés, leurs contributions minimisées et/ou leurs découvertes récupérées ou injustement attribuées à leurs homologues masculins.

Ce phénomène d’invisibilisation a été conceptualisé en 1993 par l’historienne des sciences Margaret Rossiter sous le nom d’« effet Matilda » en référence à Matilda Joslyn Gage. Féministe et abolitionniste américaine du XIXe siècle, Matilda Joslyn Gage dénonce la récupération des pensées et des découvertes des femmes par les hommes. Alors que l’« effet Mathieu » désigne le maintien d’une certaine domination par des chercheurs et universités reconnues sur le reste du monde scientifique, l’« effet Matilda » montre que cet effet est décuplé lorsque de l’autre côté de l’échiquier se trouvent des scientifiques femmes. L’« effet Mathieu » lui-même est souvent uniquement attribué au sociologue des sciences Robert K. Merton alors même que ce dernier cite amplement dans son article une thèse développée par… son épouse, la sociologue des sciences Harriet Zuckerman.

Ce phénomène d’invisibilisation direct ou par la postérité concerne les femmes dans tous les domaines (littéraire, sportif, musical, etc). Cette mise au placard est perceptible aussi bien dans les salles de cours, dans les musées que dans l’espace public. À Liège, on ne compte ainsi que 10 rues portant des noms de femmes (n’étant pas des saintes). Qu’on pense également à la Passerelle « Théroigne de Méricourt », figure majeure du féminisme et de la Révolution française, rebaptisée de son surnom « La Belle Liégeoise ». Une nouvelle fois, le nom de la femme disparaît.

Science not silence

Aujourd’hui, plusieurs études, campagnes et ouvrages apparaissent pour (re)metttre en lumière toutes ces femmes oubliées. Dans son ouvrage Ni vues Ni connues paru en 2017, le Collectif Georgette Sand dresse ainsi le portrait de 75 femmes tombées dans les oubliettes de l’Histoire ou dont l’histoire a été déformée. L’idée est simple : « L’Histoire, c’est un peu comme la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin qu’on nous fait rentrer dans le crâne (dès l’école primaire). Ce sont les premières dates que nous apprenons, c’est une matière qui nous construit en tant que citoyen·ne. Et si nous sommes structuré·e·s avec cette histoire dont les femmes sont absentes, où aucune grande autrice n’est sélectionnée au bac, où aucune grande scientifique n’est étudiée… Il est compréhensible de finir par considérer qu’il n’y a eu, n’y a et n’y aura jamais que des hommes dans l’Histoire[1]. » Sur Wikipédia, le projet « Les sans pagEs », inspiré du projet anglophone Women in Red, est également « né du besoin de combler le fossé des genres[2] ».

L’enjeu est d’autant plus important que les obstacles restent en- core nombreux pour les femmes, que l’on parle de « plafond de verre » ou de « sol collant ». À la discrimination sexiste viennent par ailleurs s’ajouter le racisme, le classisme, l’homophobie ou encore la transphobie. Dans un contexte global de backlash (retour à une remise en cause des droits des femmes et mobilisations anti-féministes), l’enjeu est d’autant plus important que l’émergence de cette histoire et son appropriation par toutes et tous prend du temps à se répercuter dans toutes les sphères de la société et à intégrer nos esprits. Or c’est seulement en racontant cette histoire (et les autres !), que l’on peut amener chacun·e, comme l’affirme l’historienne québécoise Micheline Dumont, à prendre conscience et à remettre en question des idéologies et des constructions historiques qui écartent certains groupes de l’Histoire et participent de leur maintien dans des relations de domination[3].

Ainsi, tant que l’on ne changera pas notre façon de raconter l’Histoire et les histoires, que l’on ne sera pas attentives et attentifs à « qui » parle de « qui », aux héros et aux héroïnes que nous célébrons, nous continuerons à nourrir ces systèmes que nous décrions.

À découvrir :

  • Histoires du soir pour filles rebelles d’Elena Favilli, éditions Arènes, 2017 (dès 5 ans)
  • L’effet Matilda de Ellie Irving aux éditions Castelmore, 2018 (dès 8 ans) – un dossier pédagogique à destination des enseignant-e-s est à disposition gratuitement sur le site de l’éditeur
  • Ni vues ni connues du Collectif Georgette Sand, aux éditions Hugo Doc, 2017
  • Culottées t1 et t2 de Pénélope Bagieu, aux éditions Gallimard Jeunesse, 2016 et 2017
  • Dures à cuire t1 : 50 femmes hors du commun qui ont marqué l’histoire et Dur-e-s à cuire, Tome 2 : 50 athlètes hors du commun qui ont marqué le sport de Till Lukat, aux éditions Cambourakis, 2016 et 2017.
  • Les femmes ou les silences de l’histoire de Michelle Perrot, aux éditions Flammarion, 2012.
  • La place des femmes dans l’histoire : Une histoire mixte de Geneviève Dermenjian et Irène Jami, aux éditions Belin, 2010.
  1. https://cafebabel.com/fr/article/ni-vues-ni-connues-quand- lhistoire-oublie-ses-femmes-5ae00bf8f723b35a145e81df/
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Projet:Les_sans_pagEs
  3. https://www.erudit.org/fr/revues/haf/2013-v67-n2-haf01612/1027650ar/