Aide-mémoire>Aide-mémoire n°86

La « révoltée » Evguénia Iaroslavskaïa-Markon : Une Pussy Riot des années 20 ?

Par Jean-Louis Rouhart

Découvert en 1996 dans les archives de la Direction du FSB (ex- KGB) de la région d’Arkhangelsk par la directrice du centre de recherche et d’information Mémorial de Saint-Pétersbourg, Irina Fligué, le manuscrit intitulé Mon autobiographie, rédigé par Evguénia Iaroslavskaïa-Makron quatre mois et demi avant son exécution dans la cour du quartier d’isolement disciplinaire du camp de concentration des Solovki (le premier camp du Goulag) ne manque pas d’intérêt.

C’est que cet écrit d’une « révoltée », édité aux Édi- tions du Seuil en 2017 par Olivier Rolin[1], n’est pas sans rappeler, étant donné son contenu, l’action des Pussy Riots qui manifestent actuellement leur opposition à la politique de Vladimir Poutine, ou celle des femen qui utilisent leur corps à ces fins.

Evguénia Iaroslavskaïa-Makron

Evguénia Iaroslavskaïa-Markon

Fille d’un professeur de littérature juif à l’université de Pétrograd (St Pétersbourg), Evguénia Iaroslavskaïa décrit avec un certain talent son parcours depuis son enfance, ses aspirations, ses études de philosophie et son mariage avec le poète Alexandre Iaroslavski qu’elle assiste en tant que secrétaire et avec qui elle donne des conférences en Allemagne et en France pour dénoncer la politique répressive des bolchéviks. Amputée des deux pieds après un accident, elle ne renonce pas à se déplacer pour défendre ses idées politiques. Après l’arrestation de son mari, condamné à cinq ans de camp pour avoir discrédité l’URSS à l’étranger, elle partage la vie de la pègre de Moscou, devient une SDF, vend pour survivre des journaux et des fleurs, dit la bonne aventure. Arrêtée plusieurs fois pour vols, elle quitte illicitement son lieu d’exil en Sibérie pour tenter d’aider son mari à s’évader des îles Solovki et est internée elle-même dans ce camp. Elle se livre à de la propagande antisoviétique auprès de ses codétenus en les appelant à se soulever et à commettre des actes terroristes contre les agents de la Guépéou[2]. Ayant appris que son mari a été fusillé, elle s’écrit, telle une femen, sur la poitrine en grosses lettres « Mort aux tchékistes[3] », lance un pavé à la tête du directeur adjoint du camp qui a procédé à l’exécution de son mari. Enfermée dans un cachot, elle jure de venger son mari « par le verbe et le sang », mais est condamnée en vertu des articles 58-8 (« acte terroriste ») et 58-10 (« propagande contre-révolutionnaire ») à être fusillée. Elle meurt en 1931 à l’âge de vingt- neuf ans.

Rédigée pour « comprendre sa vie, ses actes, retrouver une cohérence dans la connaissance de soi[4] », l’autobiographie d’Evguénia Iaroslavskaïa est devenue depuis une source importante pour les historiens de la culture, notamment les spécia- listes des groupes anarchistes russes. Par certains côtés, comme nous l’avons vu, elle s’inscrit dans l’actualité[5].

  1. Olivier Rolin (éd.), Evguénia Iaroslavskaïa-Markon. Révoltée, Paris, Éditions du Seuil, 2017, avant-propos d’Olivier Rolin, postface d’Irina Fligué. Traduction du russe par Valéry Kislov. L’autobiographie avait déjà fait l’objet d’une première publication dans une traduction anglaise en 2001 dans le recueil_ Remembering the Darkness : Women in Soviet Prisons_, édité par Veronica Shapovalov, Lanham/ Maryland, Rowman and Littlefield, 2001, p. 23-70, puis en russe en 2008 dans le n° 1 de la revue Zvezda consacré au 90e anniversaire de la création de la Tchéka sous le titre « …клянусь отомстить словом и кровью… » (Je jure de venger par le verbe et par le sang).
  2. La Guépéou (ou GPU) est le deuxième nom de la police d’État de l’Union soviétique entre 1922 et 1934. Constituée en février 1922 à partir de la Tchéka (premier nom de la police politique soviétique), elle est absorbée en 1934 par le NKVD (ministère de l’Intérieur).
  3. Membres de la police politique « Tchéka ».
  4. Postface d’Irina Fligué, p.170.
  5. L’association Rakonto a réalisé une capsule audio sur Evguénia Iaroslavskaïa-Makron, ainsi que sur d’autres anarchistes. Cette association a pour but de promouvoir le récit, notamment via la création radiophonique, dans une perspective historique et critique. http://www.rakonto.org/evgenia-markon/