Aide-mémoire>Aide-mémoire n°86

Résistance, guérilla et héroïsme

Entretien avec Benjamin Hennot

Réalisateur de documentaires de création, chercheur de noises, Benjamin Hennot a réalisé La Jungle étroite sur l’association d’éducation populaire « Fraternités ouvrières » et La bataille de l’Eau Noire sur la lutte des habitants de Couvin contre un projet de barrage. Son dernier film, Stan & Ulysse, l’esprit inventif rejoue la fougue guerrière de deux irréductibles maquisards ayant opéré dans la région de Chimay-Couvin à partir de 1942.

Gaëlle Henrard : Tu réalises des films qui racontent des histoires de luttes populaires, mais aussi « l’histoire des vaincus spécialement quand ils triomphent », que cherches-tu à mettre en avant exactement ?

Benjamin Hennot : Les films de conscientisation, ce n’est pas mon truc. Dès qu’il y a un problème, je veux la riposte qui va avec, le mode d’emploi pour gagner. Or, la tonalité des luttes aujourd’hui est plutôt poussive, austère… bref c’est la loose. Les gens sont sur-conscientisés. Ils regardent le JT et savent que ça ne va pas. Ce qu’il faut, ce sont des endroits où autre chose se passe et qu’on le montre. Avec mon film La jungle étroite[1], j’ai appris que l’éducation populaire doit avant tout être une jouissance. Si tu veux un autre monde et que l’alternative est aussi austère qu’une liste de tâches à accomplir, je pense qu’on ne va pas beaucoup avancer. Le jardinage des « Fraternités ouvrières », au contraire de l’éthique fermière, c’est l’abondance et la jouissance. Sur ce point, Gilbert, animateur de l’association, rejoint les primitivistes. L’anthropologue Pierre Clastres en parle bien dans la préface d’Âge de pierre, âge d’abondance de Marshall Sahlins où il explique que les communautés de « Sauvages », c’est ainsi qu’il les nomme, connaissaient l’abondance. Le jardin de Gilbert est initiatique et propose l’abondance pour tous les pauvres. Il a déplacé la coopération de l’usine au jardinage et s’est associé à la nature plutôt que d’adopter des mesures trop agressives envers elle. Il met en avant le partage plutôt que le contrôle. Il ne manque d’ailleurs jamais de rappeler qu’il préfère « manger de la merde ensemble que du bio tout seul ». Après avoir pensé exclusivement la relation de l’homme à l’homme en tant qu’ouvrier, il travaille maintenant à la relation entre l’homme et ceux qui habitent son jardin.

Dans mes films, j’essaie au maximum de respecter ces milieux populaires et leurs affects. Il ne s’agit pas pour moi de faire des cours de citoyenneté. Je veux que les gens prennent du plaisir à les visionner comme on regarderait un bon divertissement. L’idée c’est que mes films soient aussi excitants qu’un match de foot. J’ai fait du foot et si je tombe par hasard sur un match, je ne peux pas m’empêcher de regarder même si je sais que les joueurs sont honteusement surpayés. Mais le foot, c’est une ambiance avec des gens de tous les milieux, où l’objectif c’est de gagner. Et pour ça, ton équipe va faire des coups bas, des ruses de Sioux. Et en face, ils vont t’en faire tout autant. Bien évidemment, toute la vie ne doit pas être comme ça sinon ce serait un enfer. Dans mon film La Bataille de l’Eau Noire, on retrouve d’une part une certaine mixité sociale dans les opposants au barrage, avec des gens de tous milieux (des intellectuels, des paysans, des ouvriers), des gens qui n’étaient par ailleurs pas dans la militance. Il y avait dans leur groupe des obédiences éthiques singulièrement différentes, mais les éléments violents, par exemple, n’étaient pas exclus par principe, mais relativement contrôlés par le groupe. Les intellectuels avaient confiance dans les mecs prêts à en découdre et vice-versa. D’autre part, on retrouve aussi ce côté jouissif et roublard et j’aime célébrer la ruse et l’agressivité du provincial qui n’a pas peur d’en découdre. D’ailleurs, le titre complet du film c’est La Bataille de l’Eau Noire ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la dynamite.

Gaëlle Henrard : Dans une interview, tu dis : « Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, on célébrait les héros. Depuis 30 ans, on ne célèbre plus que les victimes. Je ne fais l’histoire que des victoires. » Que veux- tu dire par là ?

Benjamin Hennot : En fait, je tiens cette affirmation de l’historien Alain Colignon du CEGES qui avait déclaré à la radio qu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, on célébrait les héros, ceux qui avaient fait des actes de bravoure. Au cinéma, ça a donné La bataille du rail pour la version communiste, et Les bataillons du ciel pour la version gaulliste. Mais, depuis 30 ans, on ne célèbre que les victimes. Et c’est vrai que dans le monde du cinéma et de la réalisation, ça se vérifie tout le temps, notamment en matière de résistance. Or, c’est contre-productif. Ce serait comme montrer en boucle des images sur la torture nazie à quelqu’un qui hésiterait à rejoindre le maquis. Pourquoi ne mettre en avant que les côtés négatifs ? Il faut exalter le positif pour donner envie. Si on veut gagner, on doit montrer les réussites et les moyens pour y parvenir. Or j’ai le sentiment que les gens de gauche ne sont plus guerriers aujourd’hui. La fougue guerrière, la foi absolue comme avaient peut- être les fondateurs, c’est super important ! De la même manière, il n’y a pas, ou pas assez, d’histoire des luttes. Il faut les raconter. Hiver 60, on ne connaît pas ! C’est pour ça que mon prochain film portera là-dessus. L’histoire des mouvements populaires, même chose, on ne nous l’apprend pas. Or ces événements sont truffés de victoires qu’il faut raconter. On nous conscientise sur ce qui n’a pas marché, sur les catastrophes et les horreurs mais on ne nous montre pas ce qui a fonctionné. C’est une mentalité collective, un phénomène social dont il faut sortir, sinon tu es dans le déclin. Mes films sont à la fois un prolongement, une célébration et des outils pour l’éducation populaire.

Gaëlle Henrard : Est-ce que dans certains milieux, on ne se méfie pas de la mentalité du winner, du héros parce que trop exaltée par l’ultra-libéralisme ?

Benjamin Hennot : Si tu veux gagner, on dira que tu es un dominant. Du coup, il faut recréer des héros et c’est ce que j’essaie de faire. Par exemple, dans mes films, les positions sont inversées. Ce sont les gentils qui font régner la terreur. C’était le cas dans La Bataille de l’Eau Noire où j’ai célébré la victoire des Couvinois. On voudrait parfois bannir les héros… Moi, je préfère raconter l’his- toire de ceux qui ont fait preuve de bravoure dans une situation saturée de danger. Et ça ne veut même pas dire qu’ils gagnent. Par ailleurs, l’Histoire officielle ne célèbre que les héros du camp victorieux… Autre forme de mauvaise foi tellement incorporée qu’elle nous semble naturelle.

Un de mes axes de travail dans ce cadre, c’est la réhabilitation du sabotage. C’est une arme démocratique, non violente mais efficace. Tu ne touches pas aux gens avec le sabotage. Tous les mouvements y recourent. Dans les usines, nul besoin de leur expliquer, ils savent exactement où il faut appuyer, ils sont rusés et agressifs quand il faut. Ce sont les gens sur-civilisés qui font des pétitions. D’ailleurs, il y a une fantastique recrudescence du sabotage sur un terrain où il y a des guerres aujourd’hui et pour lesquelles on embauche plein de militaires : c’est Internet avec les hackers ! Si tu es un bon hacker, tu peux nuire à une banque. Et les jeunes, ils connaissent bien ça. J’ai d’ailleurs fait plusieurs projections de La Bataille de l’Eau Noire auprès de jeunes activistes, notamment en France, des jeunes de 17 ans, 20 ans. Ils ont adoré ! Après, je ne sais s’ils sont représentatifs des jeunes de leur âge, ils étaient déjà fort conscientisés sur la question des luttes.

La bombinette, sigle du Groupe D du Service Hotton

La bombinette, sigle du Groupe D du Service Hotton

Gaëlle Henrard : Avec Stan & Ulysse, tu réalises un film brossant le portrait de deux résistants à l’occupant nazi et aux collaborateurs en mobilisant des figures comme celles des Indiens. Tu prétends forger un nouveau sous- genre de documentaire : le « Western-Wallonie de Fran- cophonie (WWF) » ou « western-documentaire » ou encore « tutoriel apache ». Ce ne sont pas les imaginaires qu’on convoque habituellement pour parler des résistants. Qu’est-ce qui t’a inspiré ce rapprochement ?

Benjamin Hennot : Eux-mêmes ! Un des gars du groupe était surnommé « L’Iroquois », un autre, c’était « Kid », peut-être en référence à Billy the Kid, célèbre hors-la-loi du 19e siècle américain. L’un d’entre eux se faisait appeler « Spada ». Dans la justice clanique corse, il s’agit du bandit d’honneur. Si ta famille a tué quelqu’un, l’autre famille a le droit de tuer un de tes frères par exemple, c’est comme ça. Et il y a un mec qui vit dans les bois, que tout le monde nourrit, qui est l’espèce d’exécuteur, de justicier. Pour l’anecdote, quand la justice française a voulu venir condamner un Spada en Corse, comme par hasard les juges n’ont trouvé aucune place dans un hôtel. Pourtant c’était hors-saison, mais tout était complet. Bref, c’est un bandit d’honneur, non pas un hors-la-loi mais un représentant d’une autre loi. Ces surnoms, ce sont les maquisards qui se les sont donnés eux-mêmes. Ils étaient dans un imaginaire de rebelle, de Robin des Bois. Il y avait d’ailleurs un vrai Indien, un des aviateurs américains recueillis par leur groupe. Dans le film, à un moment donné, il y a une tête de mort. Ce n’est pas moi qui l’ai inventée, ce sont eux qui l’ont imprimée dans le livre qu’ils ont publié en 1945. C’était leur sigle avec la bombinette rouge. Par contre, quand ils republient leur livre en 1995[2], ils ne mettent plus ces symboles-là. Peut-être parce qu’ils ont 50 ans de plus, qu’ils sont devenus de bons pères de famille et des transmetteurs de mémoire sérieux. Moi, dans le film, je voulais l’état d’esprit qu’ils avaient à l’époque. S’ils avaient été des jeunes aujourd’hui, ils auraient sans doute porté des t- shirts avec des têtes de mort dessus. Ils ont été comme ça à 17 ans et il fallait cette folie-là. Quand on devient grand, on apprend le sens des responsabilités, on a des responsabilités. À 17 ans, tu as de la fougue et pas de responsabilités. Ces jeunes étaient libres et autogérés, contrairement aux groupes de résistance militaires plus réguliers. Ils fonctionnaient suivant l’auto-organisation, c’était une bande. D’ailleurs, il se surnommait « el bînde » en wallon et quand un nouveau arrivait, ils demandaient : « Est-ce qu’il a l’esprit d’ “el bînde” ? ».

Gaëlle Henrard : Tu parles volontiers d’« affect guerrier » ou de « psyché du guerrier » pour Stan et Ulysse. Eux décrivent leur volonté d’être aussi durs que « les salopards de SS », de leur joie à utiliser tel pistolet ou tel explosif ou encore de leur déception quand ils ratent une cible… Quelle position défends-tu par rapport à la violence, notamment armée, dans les luttes ?

Benjamin Hennot : Aux non-violents, je demande comment on a chassé les nazis. La première chose, c’est de savoir que la non-violence, c’est une idéologie. La plupart des définitions commencent par le mot « doctrine ». Ça n’est pas basé sur l’expérience ou sur des vérifications historiques. Personnellement, je considère la non-violence comme une idéologie extrêmement dangereuse qui repose sur l’espoir que l’autre sera gentil, c’est hypocrite et je trouve que ça nous affaiblit. Les Belges qui se disent non-violents oublient que leurs impôts font voler des F-16. Un excellent livre là-dessus c’est Soldats[3] de deux sociologues allemands. Ils te décrivent très précisément dans quel cas on tue des gens et pourquoi un certain nombre aime bien tuer des gens. Et ils t’expliquent pourquoi. Et la conclusion, c’est que « toute communauté est une communauté de destruction » et « lorsque nos sociétés accepteront cela, elles arrêteront de se faire des idées sur elles-mêmes ». Et c’est le cas de la Belgique qui, pour défendre nos valeurs, détruit. Nos F-16 lancent des missiles sur des gens qui veulent, soi-disant, détruire nos sociétés. Heureusement, nos pilotes mangent beaucoup de carottes donc visent tellement bien qu’ils ne tuent que les terroristes… Ça c’est la différence entre la Belgique et le reste du monde. J’ai été invité par une historienne dans la région de Couvin qui célébrait un homme responsable d’une ligne d’évasion. Plusieurs membres de son groupe de mémoire me firent remarquer que, « quand même, les membres du maquis Hotton étaient violents ». Ah bon ? Et qu’est-ce qu’il faisait leur responsable, avec sa ligne d’exfiltration pour aviateurs ? Après avoir passé la frontière belgo-française, ces aviateurs sans ailes et sans soute gagnent l’Espagne, puis le Portugal, puis l’Angleterre, n’est-ce pas ? Et que font-ils, sitôt arrivés en Angleterre ? Eh bien ils réintègrent un équipage de bombardiers, pas vrai ? Et que font-ils, ces bombardiers ? Ils survolent l’Allemagne et qu’est-ce qu’ils visent sur l’Allemagne, qu’est-ce qu’ils touchent ? Des villes ! Donc, ils tuaient des femmes, des enfants, des civils, massivement. Question : est-ce que vous trouvez que c’est violent de tuer des non-militaires sans but stratégique autre que de démoraliser une population ? Déléguer la violence, c’est s’autoriser un luxe d’hypocrisie. Et nous déléguons la violence aux F-16 via les impôts, qui financent le ministère de la Défense et les œillères qui vont avec. Œillères qui sont évidemment bien organisées puisque le ministre de la Défense a dit à tous les médias : on ne parle pas des bombardements. Si tu veux avoir des infos sur les exploits de nos pilotes de chasseurs-bombardiers, il faut regarder la télévision russe (qui l’utilise certes à des fins dégueulasses mais au moins tu as un peu d’informations). Quand nos F-16 commettent des bavures, c’est à la télé russe que tu les as (uniquement lorsque cela sert la propagande russe, cela va sans dire). Toujours est-il que depuis disons 70 ans, nous déléguons presque tout le temps la violence et que cela nous maintient dans une situation qui oscille entre ingénuité et hypocrisie. Encore un avatar de la mauvaise foi.

Quand j’ai réalisé Stan & Ulysse, j’ai dû beaucoup réfléchir à la question des armes parce qu’eux ils en ont, que pour eux c’est une évidence, et même, ils adorent ça. Ils n’en font pas un drame. Bon, ils n’en détiennent plus réellement depuis longtemps, notamment parce qu’ils ont dû les rendre. J’avais d’ailleurs organisé des retrouvailles avec leurs armes pour le film. Mais, par exemple, le site dédié au cinéma belge Cinergie - qui a par ailleurs livré une des rares analyses cinématographiques du film[4] en y parlant du style, du cheminement de la pensée, etc - a fait montre, sur la question des armes et de la violence, d’une certaine crispation désespérément symptomatique de notre temps. Il y a une difficulté à penser la question des armes et de la violence autrement qu’en des termes moralisateurs. Mais il faut tout de même se rappeler que quand tu as un contexte comme ça, en l’occurrence la guerre et le maquis, et bien tu es content d’avoir une arme et elle est précieuse pour toi cette arme. Si tu demandes à une combattante du Kurdistan qui combat les islamistes, si en opération elle préfère que son petit ami pacifiste soit à ses côtés pour l’accompagner ou bien son arme, elle te répondra sûrement « AK-47 ».

Et mon parti pris dans le film, c’est incontestablement de valoriser cette mentalité de guerrier. André, il réagit en guerrier. Aimer son arme, par exemple dans une situation où si tu n’as pas d’arme l’agent de la Gestapo te tue, c’est agir en guerrier. Les intellectuels ne voient souvent pas ce plan-là. De même, quand André retrouve une de ses armes de jadis – en l’occurrence, une UD-42, considérée comme une des plus belles mitraillettes de la Seconde Guerre mondiale – et affirme (en éclatant de rire) qu’elle est « plus précieuse qu’une femme », cela peut choquer, mais quand tu réfléchis bien, cette arme, si tu ne l’as pas, tu es mort ! Ce passage, régulièrement critiqué, notamment par des femmes, on m’a conseillé de le retirer mais j’ai refusé. C’est un bon paratonnerre à idéologies qui sont, par définition, aveuglantes (pour rester poli).

Aujourd’hui, je trouve que quand on parle de violence, on se tire une balle dans le pied. Si en manifestation, on jette un pavé dans une vitrine et qu’on dit qu’on a un peu utilisé la contrainte physique dans la lutte, c’est contreproductif. La police, lorsqu’elle utilise le Flash-Ball, elle se garde bien de dire qu’elle a été violente, et se contente plutôt de parler d’« opération de maintien de l’ordre », par exemple. Pour les maquisards, c’était la même chose. Quand la presse de l’époque titrait « Quinze malfrats tuent une femme et un homme dans des conditions horribles… », la version des maquisards dit : « démantèlement d’une fausse ligne d’évasion organisée par un rexiste avec la collaboration de sa femme »… Toujours se rappeler l’art de nommer les choses ! Les maquisards ne se décrivent jamais comme violents mais emploient d’autres termes.

Je trouve que les faiblesses de notre époque se marquent sur ces questions de la violence, des armes et qu’on est sur des prêts-à-penser. On dénonce les États-Unis et le port d’armes qui fait des ravages mais on ne parle jamais de la Suisse où la détention d’armes est autorisée pour tout citoyen, sans qu’il n’y ait de massacres à répétition[5]. Alors, il y a des raisons à cela, à commencer par le fait que l’armée suisse, armée de milice, fut et reste un des instruments d’unification depuis sa fondation. Notons que, techniquement, la Suisse, qui n’est pas un État mais une confédération, présente un des fonctionnements les plus démocratiques de la planète. Du moins y trouve-t- on un cadre culturel soigneusement réglé autour de la détention et l’utilisation des armes. Il y a transmission, il y a une éducation autour et c’est très sérieux. La situation inverse, c’est de fournir des armes via Internet à des jeunes paumés. C’est comme apprendre à rouler en voiture. Tu as appris et tu sais que c’est potentiellement dangereux. Les armes ne sont pas plus dangereuses en Suisse que la grande vitesse motorisée sur les tronçons d’autoroutes allemandes prévus à cet effet.

André van Glabeke alias Stan

André van Glabeke alias Stan

Gaëlle Henrard : Qu’est-ce que tu aimes à voir comme pistes d’alternatives ?

Benjamin Hennot : Peut-être avant toute chose sortir de l’isolement individualiste, qui est un des maux de la modernité occidentale. Sortir d’une civilisation qui détoure un truc appelé l’individu, auquel il faudrait ensuite ajouter toute une série de qualités. Malade de son isolement, il passera toute sa vie à tenter de se soigner. L’autonomie individuelle ne sévit pas uniquement à l’égard de toute communauté humaine, mais également vis-à-vis de la nature, considérée comme une pure extériorité (même parfois chez ceux et celles qui prétendent la défendre)

Un chercheur de l’EHESS comme Augustin Berque, qui est géographe et orientaliste, est pour moi le seul qui dépasse le paradigme occidental de manière praticable, il ne nie ni la nature, ni les signes ou le symbolique mais considère les deux comme imbriqués. Il n’idéalise pas la nature ou la culture. Il avance que toute culture est un mélange de contraintes naturelles et de productions symboliques. Dans de nombreuses situations de luttes, qu’elles soient écologistes, alimentaires, féministes, économiques, où on essaie de dénoncer des rapports de force, ce qui est pénible c’est de ne pas voir la complexité de la situation. Les choses se construisent en fonction d’un milieu, d’un contexte et la réponse à apporter doit être liée à ce milieu et à cette complexité. Un des concepts centraux dans la pensée d’Augustin Berque, c’est la notion d’écoumène[6]. Bon, c’est une pensée assez jargonnante et très intellectuelle, mais c’est ce genre de pensée qu’il faut arriver à retranscrire subjectivement, avec le sensible. Et en cela, je pense que ce qui va nous sauver, c’est la poésie, au sens du mot grec poiesis, « créer ». C’est un attachement aux lieux, poétiquement, de manière sensible. Quand on parle des luttes pour le territoire par exemple, il faut le faire à la fois de manière sensible et érudite. Quand on lutte contre un parking, une bretelle d’autoroute, un lotissement ou, autre exemple, contre une architecture démesurée qui va défigurer le quartier liégeois de Pierreuse, il faut non seulement raconter factuellement, rationnellement, ces luttes (dont personne ne parle), en garder les traces, dans des petits films par exemple, mais aussi en parler poétiquement, avec du sensible. Il y a là un énorme champ vide qui appelle un travail d’écriture sensible. Tu ne peux pas aborder les rapports de force et de domination avec des débats purement rationnels, intellectuels. Parce que tu es dans des attachements.

Dans La Bataille de l’Eau Noire, les gens que j’interviewe défendent la vallée de l’Eau Noire contre un barrage qui va tout engloutir. Eh bien, je leur ai demandé de parler de leur lien à la rivière. Ils racontent qu’ils pêchaient le poisson à la main dans la rivière quand ils étaient gamins ou qu’ils allaient nager en petite culotte l’été quand il faisait bon. Ils expriment toute la teneur existentielle de leur rapport à la rivière. Et c’est pour ça qu’ils luttent. Il y a bien sûr aussi tous les usages de la rivière que j’interroge et qui mobilisent. C’est pour défendre ce point de vue que j’ai aussi fait des plans « écouménaux », pour reprendre la terminologie d’Augustin Berque, où je ne filme jamais la nature toute seule, telle une splendeur exempte de souillure humaine, mais je ne filme pas non plus l’humain au centre avec un peu de nature en arrière-plan flou, ce qui n’aurait été qu’une continuation de l’anthropocentrisme. Je fais des plans avec quelqu’un qui pêche, mais dans le coin de l’image. Il va pêcher un poisson, mais ça va, c’est ok, il fait partie d’un milieu dans le sens de l’écoumène d’Augustin Berque. L’humain est ancré dans un cadre de vie, c’est un élément parmi d’autres, à sa juste place. Il va façonner son milieu, mais pas trop, il reste en équilibre. Une autre manière de filmer la nature, c’était de montrer, surtout en gros plans, les gestes liant l’homme à son coin de vie. À rebours de l’idée de « nature-musée », comme le sont les réserves naturelles par exemple. Avant, les gens allaient en forêt couper du bois, chasser et ça faisait partie des manières de se lier à l’environnement et au paysage. J’ai donc sciemment montré les gestes de ces habitants (couper du bois, pêcher, etc.), c’est-à-dire le point de contact actif avec la nature.

  1. Sur l’association d’éducation populaire Fraternités ouvrières, active dans le jardinage en permaculture : http://fraternitesouvrieres.over-blog.com/.
  2. Le livre de Marcel Franckson et Jacques Burniat, Chronique de la guerre subversive 1941-1944, a été entièrement numérisé et est accessible en ligne sur le site du CEGES : http://www.cegesoma.be/docs/images/stories/ceges/Autres_publications/1_PDFsam_BE_ A2000_BA21279.pdf.
  3. Sönke NEITZEL et Harald WELZER, Soldats. Combattre, tuer, mourir : Procès-verbaux de récits de soldats allemands, Gallimard, 2013.
  4. https://www.cinergie.be/actualites/stan-et-ulysse-l-esprit-inventif-de- benjamin-hennot.
  5. Lire à ce sujet https://www.lemonde.fr/europe/article/2017/11/08/malgre-un-nombre-record-d-armes-a-feu-la-suisse-echappe-aux-tueries-de-masse_5211829_3214.html.
  6. NDLR : « Le terme vient du verbe grec oikeo, qui signifie habiter – il a donc la même étymologie qu’écologie ou économie. Les auteurs grecs l’utilisaient pour distinguer la terre habitée des déserts. Dans la géographie moderne, il signifie la “partie de la terre occupée par l’humanité”. Berque, lui, l’emploie pour désigner la “relation d’un groupe humain à l’étendue terrestre”. Et ce qui caractérise cette relation, c’est une “imprégnation réciproque du lieu et de ce qui s’y trouve” : “Dans l’écoumène, le lieu et la chose participent l’un de l’autre. Dans un espace abstrait, en revanche, la chose peut être située ici ou ailleurs, cela n’affecte pas son être ; et réciproquement, le lieu est définissable indépendamment de la chose, par exemple en géométrie par des coordonnées cartésiennes, ou sur le globe terrestre par des méridiens et des parallèles.” (…) “L’idéal du point de vue de la médiance [la relation de l’être humain à son milieu], contrairement au dualisme moderne, c’est d’arriver à penser rigoureusement à partir de notre vie elle-même, au lieu de s’en extraire.” », cité par Mona Chollet dans http://www.peripheries.net/article184.html. On y trouve une recension accessible de deux ouvrages majeurs d’Augustin Berque Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains et Médiance de milieux en paysages.