Aide-mémoire>Aide-mémoire n°86

Un portrait de Friedl Brandeis

Par Raphaël Schraepen

Qui a besoin d’un héros ? Question étrange à une époque où cette notion fait sourire. Ce serait méconnaître un besoin apparemment ancré dans une partie importante de la population. Le principe de l’anti-héros développé dans les années 60 et 70 de Fritz the Cat à Super Dupont, a vécu, ce dernier, pourtant ouvertement parodique, ayant même failli être récupéré par l’idéologue d’extrême droite au look de rocker Alain Soral. Mais avant de parler d’anti-héros, il faudrait savoir ce qu’est vraiment un héros.

Un exemple à suivre aveuglément ? Quelqu’un qui nous montre une voie ? Un demi-dieu ? L’artiste romantique s’est souvent décrit en héros face aux éléments. Le plus grotesque a été atteint par le compositeur postromantique Richard Strauss et sa « Vie d’un héros », lequel n’était autre que lui-même face aux attaques des méchants critiques ! Le héros venait d’enfiler ses habits bourgeois.

Personne ne se dit, une fois passée l’enfance, « tiens, plus tard, je ferai héros, moi » – même si le principe peut signifier « grand chirurgien », « cosmonaute » ou « président de la république ». Et puis, on parle parfois des héros modestes, dont l’action discrète ne parvient pas à les rendre visibles. Ceux-ci sont souvent adoubés post-mortem. Ce concept a un relent de catholicisme bien-pensant. Enfin, il y a celles et ceux que rien ne prédisposait à une vie qualifiée d’héroïque, une vie qui n’aurait contenu aucun éclat particulier ni action particulièrement remarquable. Ce type de héros, si toutefois on peut accepter le terme, on en a rencontrés dans des camps, et seuls des témoins – quand il y en a qui ont pu parler – peuvent en rendre compte .

À Terezin, notamment, on pourrait quali- fier le compositeur Hans Krasa, pourtant bien modeste dans ses comportements, de héros. Sa réécriture de son opéra Brundibar a en effet permis de rendre un goût pour la vie à des dizaines d’enfants chanteurs entre 1943 et 1944. Celles et ceux qui ont survécu ont gardé un immense respect envers lui – respect qui allait aussi à d’autres musiciens, comme l’artiste de cabaret Karel Svenk, surnommé avec affection le « Buster Keaton de Terezin ».

Mais j’aimerais évoquer une personne plus discrète encore, l’artiste peintre Friedl – parfois appelée Frédérique – Brandeis, née Dicker en 1898. Elle s’implique dans le mouvement Bauhaus, mouvement im- médiatement honni par l’extrême droite allemande. « Nous devons revenir au travail d’art artisanal, car il n’y a pas d’art professionnel », clame l’un de ses thuriféraires Walter Gropius. Friedl s’en souviendra quand, à l’âge de 44 ans, elle est enfermée à Terezin en tant que juive. Elle n’aura aucune illusion quant à son sort ni celui de ses camarades. Les geôles nazies, elle sait ce que c’est, elle les a connues dans les années 30, comme militante communiste.

Friedl Brandeis

Friedl Brandeis

Chaque habitant forcé de Terezin avait le droit » d’emporter 50 kilos de bagages. Un crève-cœur pour ces familles innocentes qui avaient tout naturellement tendance à remplir leurs valises de tout ce qui peut maintenir un certain bien-être ou un souvenir de la maison. Mariée mais sans enfant, Friedl ne prend que le strict nécessaire et utilise les quelques dizaines de kilos restants pour emmener avec elle tout son matériel d’artiste. Elle va ainsi s’occuper d’au moins 600 enfants, leur apprenant toutes les techniques de dessin, de peinture, les rudiments du collage même, technique issue de Dada et qui plaît énormément à ses jeunes élèves. Elle déclarera qu’elle n’a pas pour but de leur enseigner de manière traditionnelle, mais au vu des circonstances, elle veut « déverrouiller et préserver pour tous l’esprit créatif comme source d’énergie pour stimuler l’imagination et renforcer les compétences qu’ont les enfants de juger, apprécier, observer et endurer (ce qu’on est en train de vivre), d’aider les enfants à choisir et élaborer les formes qu’ils auront choisies eux- mêmes ».

Sachant que ni les enfants ni elle-même n’ont beaucoup de chances de survivre dans ces conditions, elle leur fera signer et dater la plupart de leurs œuvres, tout en en signant elle-même très peu. C’est souvent par déduction qu’on sait maintenant ce qui est d’elle. Lorsque son tour vient d’être déportée à Auschwitz en 1944, où elle sera assassinée, elle parvient à préserver des centaines de dessins d’enfants en les enfermant dans ces mêmes valises qu’elle avait apportées deux ans plus tôt, valises qu’elle réussira à cacher et qu’on retrouvera intactes après la libération de Terezin.

Friedl Brandeis doit-elle être considérée comme une héroïne ? Si quelqu’un peut y répondre en connaissance de cause, c’est, entre autres, Helga Pollak, 14 ans à l’époque, et qui vit toujours. Pour Helga, la réponse est clairement positive.