Aide-mémoire>Aide-mémoire n°87

Du devoir de mémoire … au travail de mémoire

Par Philippe Marchal, Directeur adjoint des Territoires de la Mémoire.

En 25 années d’existence, la transmission de la mémoire a considérablement évolué et cette dynamique influence quotidiennement les missions et le travail des Territoires de la Mémoire.

L’impulsion d’une véritable politique mémorielle n’est pas étrangère à cette évolution. En mars 2009, le Ministère de la Communauté française publiait un décret relatif à la transmission de la mémoire des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et des faits de résistance ou des mouvements ayant résisté aux régimes qui ont suscité ces crimes.

Ce texte, très éloigné d’une loi mémorielle de plus – portant en elle une possible instrumentalisation de la mémoire à des fins politique –, organise surtout le soutien à des initiatives ponctuelles ou pérennes qui, par la valorisation de la transmission de la mémoire de certains évènements notamment politiques et sociaux tragiques de l’histoire, favorisent, principalement auprès des jeunes générations, la réflexion critique, le développement d’une citoyenneté responsable et la promotion des valeurs démocratiques. Pour examiner la qualité et la pertinence de ces initiatives, un Conseil pluriel de la transmission est créé. La coordination pédagogique « Démocratie ou barbarie » l’administre.

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Développement de l’esprit critique des plus jeunes, éducation à une citoyenneté responsable, promotions des valeurs démocratiques… on voit se profiler dans ces intentions les lignes essentielles que les Territoires de la Mémoire contribuent à rendre opérationnelles. L’originalité de ce décret, c’est la proximité avec celui sur l’Éducation permanente destiné à un public adulte et en particulier dans ses accents philosophiques et dans ses intentions.

Lors de la création de l’association en 1993 et durant les années qui ont suivi, il était surtout question de mettre en œuvre le « devoir de mémoire »… une sorte d’obligation morale de se souvenir trop souvent mal interprétée et assez restrictive. Les rescapés des camps nazis qui entouraient le Centre d’Action Laïque de la Province de Liège pensaient que la seule évocation du passé suffisait à une prise de conscience durable des jeunes générations.

Raconter l’histoire, rappeler sans cesse ce qui s’était passé dans les années trente et pas seulement en Allemagne, et dans ce contexte, souligner les dangers des idéologies haineuses et extrémistes, du racisme, de l’antisémitisme, de l’homophobie,… cela devait bien suffire pour ne plus devoir revivre l’horreur, les guerres et les massacres de masse. Et il faut, c’est évident, rendre hommage à ces « passeurs de mémoire » de la première heure sans qui nous ne serions probablement pas aussi libres aujourd’hui. Ceux-là connaissaient le prix de la liberté et la chance de vivre dans un pays fondé sur les valeurs de la démocratie. Pendant de longues années, la transmission mémorielle s’est limitée au rappel des faits quitte à lasser. Au sein même des programmes scolaires, l’enseignement se limitait souvent à la transmission de connaissances en faisant fi, le plus souvent, de la complexité contextuelle.

Pourtant, ces passeurs de mémoire l’avaient pressenti. En créant un centre d’Éducation à la Résistance et à la Tolérance, nos fondateurs avaient compris toute l’importance de la pédagogie et du développement de l’esprit critique en matière de transmission mémorielle… car si la connaissance n’est pas tout, elle reste indispensable pour faire prendre conscience de tous ces inacceptables que nous ne sommes plus en mesure de comprendre ou d’en mesurer les conséquences toujours dramatiques. À l’époque, on parlait même du devoir d’effroi ! Mais de quelles vertus l’effroi serait-il pourvu lorsque nous sommes confrontés quotidiennement à la violence et à la brutalité ? Aujourd’hui, l’horreur est devenue presque banale et un phénomène d’accoutumance nous rend un peu plus chaque jour, imperméables et sourds ! Dans la foulée du décret Mémoire, notre association a fait le choix d’associer Mémoire et Citoyenneté.

Bien sûr, nous savons que tous les faits historiques quels qu’ils soient, sont uniques et singuliers. Dans ce contexte et s’agissant particulièrement du second conflit mondial armé, le travail des historiens et la rigueur avec laquelle ils analysent les événements sont indispensables pour ne pas exposer nos pratiques aux négationnistes et à tous ceux qui tentent de minimiser cette catastrophe humaine dont on n’a pas fini de mesurer les conséquences.

Notre société traverse une crise profonde et le monde qui nous entoure bascule. Chacun s’accorde sur le constat : nous vivons aujourd’hui dans un environnement où l’ensemble des valeurs qui nous rassemblent sont fragilisées et dans lequel nos « prétendues » certitudes sont quotidiennement remises en questions. L’insouciance a progressivement cédé la place au sentiment de peur et certains signes sont de plus en plus inquiétants pour notre avenir. Décidément, les femmes et les hommes, partout en Europe et dans le monde, ne sont pas capables de tirer les enseignements du passé, contrairement à nos belles déclarations et à nos généreux slogans !

Heureusement, nous disposons de deux outils puissants qui s’appellent résistance et éducation : résister à la poussée des idées liberticides et éduquer pour équiper chacune et chacun à prendre en toute autonomie la responsabilité qu’il convient d’assumer. Individuellement et collectivement. Ces deux missions nous conduisent à mettre en œuvre une stratégie qui porte une attention particulière à l’intérêt de la chose publique, au bien commun, pour faire barrage à cette vague effrayante fondée sur l’égoïsme, l’indifférence et l’exploitation qui sapent notre démocratie et aggravent notre sentiment d’impuissance.

Aujourd’hui, l’association inscrit ses actions dans la visée éducative d’une citoyenneté qu’il est utile de qualifier pour en dessiner les contours sans ambiguïté : critique, démocratique et active. Il est possible (et souhaitable) d’examiner les événements passés à la lumière du présent, de dégager des « permanences » sur des faits qui n’ont souvent aucun lien évident entre eux et d’être capable de décoder les mécanismes qui les ont générés.

En parlant de « travail de mémoire », nous conjuguons travail d’Histoire, devoir de mémoire et éducation à la citoyenneté, nous faisons appel à l’émotion, nous proposons des voies plurielles pour mobiliser les sensibilités du plus grand nombre, nous encourageons toutes les initiatives citoyennes capables de construire un meilleur « vivre ensemble » et nous lançons de larges campagnes autour de la symbolique du Triangle rouge pour bien montrer que ce qui est arrivé un jour, pourrait recommencer… pour paraphraser Primo Levi.

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A contrario, les Territoires de la Mémoire sont convaincus que la transmission d’un traumatisme ne participe pas d’une pédagogie émancipatrice car le traumatisme a une trop forte portée émotionnelle et le danger est qu’il nous entraîne dans une incapacité de répondre de façon utile ou jugée comme adéquate. Le travail de mémoire s’inscrit donc dans une démarche qui se veut laïque c’est-à-dire fondée sur des choix personnels et le libre-examen et non sur l’idée qu’une « faute morale irréparable » suffit à ce que l’horreur ne se répète plus jamais.

Il n’y a pas d’avenir sans mémoire et la connaissance du passé permet de construire sa propre identité. Encore convient-il de faire interagir ces deux pôles très complémentaires. Sans cette interdépendance, serions-nous encore capables de nous indigner, de résister et finalement de s’engager pour demain

« Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles ! » (Max Frisch)