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Plus de vingt-cinq ans d’extrême droite et de résistance(s)

Par Manuel Abramowicz

Rédacteur en chef de RésistanceS.be, le journal de l’Observatoire belge de l’extrême droite. Auteur et co-auteur de plusieurs livres sur l’extrême droite, le négationnisme, le racisme, la gauche radicale et la presse alternative, il est maître assistant en travail social et en communication à la Haute Ecole Libre de Bruxelles (HELB-Prigogine).

Après l’Angleterre avec le British National Front et la France avec le Front national, la Belgique est le troisième pays européen qui, après la crise économique de 1974, voit émerger avec force une « nouvelle » extrême droite. Sous l’influence du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE)[1], cette droite radicale a pris un tournant novateur après la période subversive des « années de plomb »[2]. En Belgique, un nouveau parti est fondé en 1978, le Vlaams Blok (VB). Son idéologue, Roeland Raes, est l’un des contacts locaux du GRECE.

Nouvelle génération contre old school

Traditionalistes catholiques, nationalistes et indépendantistes, les premiers meneurs du VB gardent sur leurs vestes la poussière des temps anciens. En 1983, une nouvelle génération, influencée par les premiers succès de Jean-Marie Le Pen en France, apparaît. Elle est propulsée par le président-fondateur du VB, Karel Dillen (1925-2007). Tel Mao en Chine lors de la « révolution culturelle », pour garder son pouvoir au sein du Blok contre la vieille garde historique, il place ses jeunes lieutenants aux commandes de l’appareil dirigeant.

Du nationalisme flamand old school, le VB se transforme en parti d’extrême droite moderne et efficace. Avec un fond de commerce lui permettant l’augmentation de ses intérêts investis lors des élections : le rejet de l’immigration, la dénonciation des affaires politico-judiciaires, la défense de l’identité flamande… Pour éviter l’analogie qui pourrait être faite avec l’extrême droite de l’An 40, des dirigeants du Blok continuent leur engagement dans le combat négationniste. Un combat orchestré de concert avec l’extrême droite wallonne et bruxelloise francophone[3].

Temps électoral

L’ère du temps politique, social et économique étant à la faveur de l’extrême droite, le Vlaams Blok décolle très vite aux élections. Son ascension est même fulgurante. Pour l’illustrer, prenons l’exemple de la ville d’Anvers, le fief historique de la droite nationaliste flamande. Aux élections communales de 1982, il obtient plus de 5% ; six ans plus tard, il se rapproche des 18% ; en 1994, le VB passe à plus de 28% et en 2000, il grimpe à près de 33%. Sur une plus grande échelle, aux régionales de 2004, il rassemble plus de 24% de l’électorat flamand. La force de frappe électorale que représente le parti d’extrême droite est incontestable. Ce qui lui permet de dicter l’agenda politique du reste de la classe politique. Néanmoins, pour éviter de devoir partager le pouvoir avec le VB, un cordon sanitaire pour l’isoler est instauré, dès 1988, par les partis démocratiques. En 1996, au Vlaamse Raad, une résolution est votée à l’unanimité pour dénoncer son programme sur l’immigration comme étant inspiré des lois raciales de Nuremberg et du régime d’Apartheid. Huit ans plus tard, trois asbl structurant l’organigramme du Vlaams Blok sont condamnées pour racisme. Pour éviter la dissolution possible, il change son nom en Vlaams Belang[4].

Du côté francophone, avec un nationalisme flou et une implantation plus parcellaire, le succès de l’extrême droite s’enregistre aussi. Le Front national obtient à Molenbeek son premier élu en 1988. C’est le début de sa pénétration dans toutes les autres assemblées électives. En 2004, plus de 8% de l’électorat wallon vote pour le FN. À regarder de plus près, ce dernier collectionne des bonus inquiétants pour l’état de santé de la démocratie belge : dans la circonscription du Hainaut, le total obtenu par le FN et deux de ses dissidences dépasse les 12%. Dans celle de Charleroi, la droite extrême se situe à plus de 16%. Avec de tels bons scores, les frontistes n’ont pas à rougir face au bulldozer du Belang qui bétonne le terrain électoral dans le nord du pays. De plus, si le FN n’avait pas été sur le plan organisationnel une cabine téléphonique mais une centrale atomique comme l’a été en Flandre le VB, ses résultats auraient été à n’en pas douter à la hausse[5]. Cependant, le ralentissement et la division de la droite extrême francophone et le maintien du cordon sanitaire ont été rendus également possibles grâce aux actions de centaines de militants antifascistes.

Mouvement antifasciste

Il existe dans notre pays une grande tradition antifasciste. Elle se forme au milieu des années trente au sein du syndicat socialiste et des partis de gauche socialiste, communiste et trotskiste, quand l’extrême droite de l’époque engendre ses premiers succès aux élections législatives de 1936, avec au niveau national plus de 7% pour le Vlaams Nationaal Verbond (VNV) et plus de 11% pour Rex. Les disciples de l’Ordre nouveau vont ensuite être rejetés. Durant l’Occupation, la Résistance belge combat avec détermination les nazis et leurs collaborateurs du VNV, de Rex et de bien d’autres mouvements.

Après la guerre, l’ancrage antifasciste subsiste pour empêcher toute renaissance de l’extrême droite, singularisée par son anticommunisme – bien en vogue à cette époque qui marque le début de la Guerre froide – et engagée contre la décolonisation de l’Algérie française et du Congo belge. À chaque tentative de restructuration d’un parti fascisant, la mobilisation s’organise. Pour éviter d’être repérés, des ex-rexistes font de l’entrisme dans de petits partis de droite nationale. À la Volksunie, parti nationaliste apparu en 1954, d’anciens adhérents du VNV et leurs enfants spirituels forment son aile d’extrême droite. Ils se retrouveront en 1978 parmi les fondateurs du Vlaams Blok.

Dans les années septante, face à la présence de groupes violents, constitués en milice paramilitaire, tels le Vlaams Militanten Orde (VMO) ou le Front de la Jeunesse (FJ), les antifascistes font face dans la rue. Les affrontements sont musclés. En 1974, à Anvers, des militants politiques et des syndicalistes de gauche fondent l’Anti-Fascistisch Front (AFF). La lutte contre l’extrême droite reste clairement un combat mené par la gauche radicale. À droite, la proximité de certains politiciens avec les thèses, notamment racistes, du Vlaams Blok est une évidence. Dans les années quatre-vingt, dix-huit parlementaires du CVP,huit du PVV et dix-huit de la Volksunie sont membres-fondateurs de Protea, un lobby flamand pro-Apartheid[6]. Du côté francophone, basées sur la défense de l’Occident chrétien et de l’Europe atlantiste, la récupération de la xénophobie ambiante et l’anticommunisme qui reste farouche, il existe également des liaisons entre l’extrême droite et des politiciens réactionnaires de la droite catholique et de la droite libérale[7].

Dans les années quatre-vingt et nonante, des fronts antifascistes (FAF) se créent et se déploient à Bruxelles et en Wallonie pour organiser des manifestations et des contre-manifestations. Après le « dimanche noir » de 1991, plus de 200.000 personnes défilent dans les rues de Bruxelles contre l’extrême droite et le racisme. Pour mener la lutte contre ces fléaux de notre société, des initiatives de sensibilisation sont mises sur pied avec le MRAX, la plus vieille organisation antiraciste, l’association École sans racisme, la Ligue des droits de l’Homme, le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme. D’autres structures sont fondées, comme à Liège, en 1993, avec Les Territoires de la Mémoire.

En 1997, RésistanceS est lancé pour se mettre au service de « tous les antifascistes ». Ce journal est l’héritier direct de la revue CelsiuS, dont le premier numéro date de 1987, lui-même issu du mensuel belgo-français Article.31, apparu en 1984. Les rédactions de ces trois journaux sont fondées, composées ou soutenues par des journalistes d’investigation de la grande presse, comme Walter De Bock (1946-2007), Hugo Gijsels (1950-2004), Philippe Brewaeys (1957-2016), Sergio Carrozzo (1959- 2004) et Jean-Pierre De Staercke[8]. En Flandre, le journal Verzet (Résistance) de l’AFF poursuit la publication d’enquêtes contre les agissements de l’extrême droite. Il y aura encore Halt ! (par la suite rebaptisée Casablanca), la revue-sœur flamande de CelsiuS.

L’extrême droite existe-t-elle encore en 2018 ?

Avant de répondre à cette question essentielle, il faut se remémorer qu’avec l’ascension vertigineuse de la Nieuwe-Vlaamse Alliantie (N-VA) au milieu des années deux-mille, le cheptel électoral du Vlaams Belang a fondu comme les glaciers menacés aujourd’hui par le réchauffement climatique. Quant au Front national, après sa lézardisation généralisée causée par des conspirations internes pour en prendre la direction, son incapacité à mettre sur pied un véritable parti efficace profitant d’un temps électoral favorable à l’extrême droite – comme c’est le cas partout en Europe désormais –, celui-ci a été interdit d’existence en Belgique, il y a six ans, par Marine Le Pen, présidente héritière du Front national français, et est devenu, il y a quelques mois, le Rassemblement national (RN).

L’extrême droite belge – fortement blessée par des reflux électoraux successifs causés par le rouleau compresseur de la N-VA en Flandre, exclue manu militari des élections sous le nom du FN – a bien vite été déclarée en état de mort clinique. Le bilan des élections communales du 14 octobre dernier, dans la Région bruxelloise, confirme même sa disparition totale des conseils communaux. En Wallonie, seul le parti AGIR, fondé en 2017 par le « canal historique » du FN belge, garde un élu. Cependant, force est de constater que le Parti Populaire (PP) a obtenu des résultats confirmant la survivance d’électeurs frontistes. Avec un slogan comme « Nos citoyens d’abord ! », il a tenté de s’adresser aux ex-votants orphelins du Front national. La formule à fait mouche à Dison où le parti populiste de l’avocat d’affaires Mischaël Modrikamen s’est accaparé plus de 12% des suffrages, pour devenir le deuxième parti dans cette petite ville populaire près de Verviers, qui compte 15.405 habitants et près de 26% de chômeurs. Six ans avant, l’extrême droite représentée alors par le mouvement « Wallonie d’abord » avait obtenu moins de la moitié de ce score.

En Flandre, un retournement de situation s’est produit en faveur du Vlaams Belang qui a bénéficié d’une résurrection de son électorat composé des déçus de la politique gouvernementale du parti de Bart De Wever. Malgré l’intervention prononcée dans cette campagne électorale des ténors du courant interne d’extrême droite actif au sein de la N-VA. Si l’offre politique a disparu ou a changé de couleur, la demande d’extrême droite reste, ici et là, toujours relativement présente en Flandre et en Wallonie.

  1. Sur le GRECE, son développement en France et en Belgique, voir : « La conspiration métapolitique des intellectuels néo-droitiers », article de Manuel Abramowicz dans Les Cahiers du Libre examen, revue du Cercle d’étude des étudiants de l’Université Libre de Bruxelles (ULB), mars 1991, pp. 22-28 et « La nouvelle culture : un autre visage de l’extrême droite », article de Manuel Abramowicz publié dans Rue des Usines, revue de la Fondation Jacques Gueux, Bruxelles, n°24-25, hiver 1994-1995, pp. 112-124.
  2. Voir le dossier du journal RésistanceS.be « Les ‘’années de plomb’’ en Belgique » : www.resistances.be/tueurs0.html
  3. Sur l’histoire du négationnisme en Belgique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, voir : « Les prédateurs de la Mémoire », troisième partie du livre Antisémitisme et extrême droite en Belgique. De 1945 à nos jours, de Manuel Abramowicz publié en 1993 aux éditions bruxelloises EVO.
  4. Sur l’histoire, la composition, l’émergence du Vlaams Blok et le cordon sanitaire contre lui, il faut notamment lire l’ouvrage du journaliste flamand antifasciste Hugo Gijsels Open je ogen vooraleer het Blok ze sluit, édité en néerlandais en 1994 chez Kritak, puis traduit en français aux éditions bruxelloise Luc Pire.
  5. Sur le Front national, voir les livres L’Affront national. Le nouveau visage de l’extrême droite en Belgique de Gwenaël Breës (avec la collaboration du journaliste Alexandre Vick et une préface de l’historien Maxime Steinberg), édité chez EPO en 1992, et Les rats noirs. L’extrême droite en Belgique francophone de Manuel Abramowicz, publié aux éditions Luc Pire en 1996.
  6. Les barbares. Les immigrés et le racisme dans la politique belge, ouvrage collectif écrit par des membres des rédactions des journaux antifascistes_ CelsiuS_ et Halt, publié en 1988 aux éditions EPO, Anvers, p. 115.
  7. À ce sujet, il faut lire « Contre les gauches, une droite pure et dure », contribution de Manuel Abramowicz à l’ouvrage collectif dirigé par Jérôme Jamin et Jacques Ch. Lemaire L’imaginaire d’extrême droite, La Pensée et les Hommes, éditions Espace de libertés, 2008.
  8. À propos de ces journaux sur et contre l’extrême droite, voir : « La presse antifasciste, l’exemple du mensuel Article.31, ancêtre de CelsiuS et de RésistanceS.be », interview de Jacques Leloup, journaliste-fondateur d’Article.31, publiée sur le blog de RésistanceS.be, le journal de l’Observatoire belge de l’extrême droite, le 10 juillet 2016. En ligne : http://resistances-infos.blogspot.com/2016/07/la-presse-antifasciste-lexemple-du_34.html