Aide-mémoire>Aide-mémoire n°87

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Commémoration

Par Henri Deleersnijder

Il ne faut pas être grand clerc pour s’apercevoir que notre époque est atteinte de fièvre commémorative. Rien que pour cette année 2018, le site herodote.net a recensé plus de 130 anniversaires significatifs en France et dans le monde. Il y eut, en vrac, et en se limitant à quelques- uns d’entre eux, le début de la guerre de Trente Ans (1618), la fondation de La Nouvelle-Orléans (1718), le bicentenaire de la naissance de Karl Marx (1818), l’Armistice du 11 novembre mettant fin à la Première Guerre mondiale (1918) et l’incontournable Mai 68.

Pas question, bien sûr, de mettre en cause le bien-fondé des commémorations auxquelles ont donné lieu ces événements mémoriels, les deux derniers en particulier, le second pouvant être qualifié de psychodrame et le premier de drame authentique pour une jeunesse européenne fauchée sur les champs d’horreur du continent. Ni de se soustraire à un « devoir de mémoire » dont l’impérieuse exigence est de servir de bouclier contre l’amnésie et, aujourd’hui de plus en plus, contre les insidieuses réécritures de l’Histoire.

Mais l’attention indispensable portée au passé, à ses tragédies en priorité, n’a pas à se muer en obsession paralysante, avec le risque de voir se détourner les regards d’une réalité actuelle pour le moins préoccupante. Car le danger est grand que nous tolérions distraitement aujourd’hui ce que nous dénonçons avec vigueur pour hier. Bonne conscience décidément pas morte ?

Comment s’explique le flux commémoratif quasi continu qui envahit notre quotidien ? Incriminer les médias est, dans ce cas-ci aussi, trop court, même s’ils ont – impératif de vente oblige – une propension à faire flèche de tout anniversaire et à réactiver un fonds historique providentiel. L’explication est plutôt à rechercher du côté d’une société inquiète de son avenir, incertaine de ses valeurs, et qui a tendance à se réfugier dans le passé pour soigner sa gueule de bois idéologique tout en exorcisant ses peurs présentes. D’où sa manière d’aborder le futur un œil fixé sur le rétroviseur.

Or, paradoxalement, un certain oubli peut avoir des vertus plus salutaires que le souvenir, surtout quand celui-ci se met au service du ressentiment. Il faut savoir tourner la page, à condition de l’avoir bien lue. Exemplaire fut à cet égard le travail accompli en Afrique du Sud par la commission « Vérité et Réconciliation », établie en 1995, après la fin de la politique d’apartheid qui avait été introduite en 1948. De même nature avait été, quelques années à peine après la signature du traité de Versailles (28 juin 1919), la politique de rapprochement franco-allemand menée, conjointement avec son homologue d’outre-Rhin Gustav Streseman, par le ministre français des Affaires étrangères Aristide Briand. Il avait prononcé un discours mémorable, le 10 septembre 1926, à la tribune de la SDN à Genève, discours qui se terminait par cette envolée : « Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! Place à la conciliation, à l’arbitrage, à la paix. »

Les Territoires de la Mémoire, qui fêtent leur 25e anniversaire cette année, s’inscrivent manifestement dans le sillage de ce « Pèlerin de la paix » que fut Briand. Leur mérite, qui n’est pas le moindre, est de s’adresser aux jeunes générations qui risquent, par inadvertance ou une fatale distraction, de voir resurgir les heures sombres que l’on croyait à jamais révolues. Oui, le présent se fait de plus en plus inquiétant, avec la montée tous azimuts de l’extrême droite à laquelle nous assistons. Peut-être même que « nous sommes plus proches du sinistre que du tocsin » (René Char). Raison de plus pour soutenir la vaillante équipe des Territoires et lui souhaiter « bon vent » !

Finalement, il y a des commémorations qui ont toute leur place dans notre Cité ardente…