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Le mot du Président (88)

Par Jérôme Jamin

Si la ligne de démarcation entre l’antisémitisme et l’antisionisme ne va pas de soi et suscite de vifs débats, il est par contre extrêmement simple de montrer en quoi le terrain est miné, et que les munitions cachées ici et là sont particulièrement « antipersonnel » au sens où celui qui s’aventure dans ce débat n’en sortira jamais indemne, même s’il est de bonne foi et qu’il a pris toutes ses précautions pour essayer d’avancer dans le bon sens, honnêtement !

Le terrain est miné dès le départ parce que contrairement à une idée reçue, les pires antisémites à ce jour, à savoir les nazis, ne souhaitaient nullement à l’époque voir apparaître un État pour les Juifs, un État spécifique pour accueillir les Juifs de plus en plus nombreux à être persécutés en Europe au rythme des victoires nazies. Si la Solution finale a succédé à d’autres « solutions » dont le « Plan Madagascar[1] », les nazis craignaient avant tout de voir la « puissance juive » mondiale décuplée si elle pouvait à l’avenir s’appuyer sur un territoire, un État, et donc une reconnaissance de souveraineté et une influence diplomatique. Ce qui précède est important car l’antisémite refuse toute idée d’une nation juive, il est animé par la haine des juifs mais ne veut en aucun cas que ces derniers s’organisent dans un État sur un territoire. Il n’est donc pas du tout étonnant que de nombreux antisémites soient foncièrement – mécaniquement – hostile au sionisme et à l’existence-même de l’État d’Israël. D’où l’amalgame entre antisémitisme et antisionisme alors que, dans de nombreux cas, ceux qui se disent hostiles au sionisme peuvent aussi être totalement indifférents à l’antisémitisme.

Le terrain de ce débat vif et complexe est également miné par les conditions de vie scandaleuses des Palestiniens, plus particulièrement dans la bande de Gaza. Si critiquer Israël, le sionisme et l’action du gouvernement israélien, c’est être antisémite, il n’est plus possible de dénoncer la misère palestinienne. Ce qui est tout simplement inacceptable ! Il faut donc séparer les deux mais la ligne de démarcation n’est pas claire, notamment avec des initiatives comme « Boycott, désinvestissement et sanctions » que d’aucuns voudraient associer à du racisme.

Le terrain est également miné par la composante d’extrême droite des récents gouvernements israéliens, notamment à travers la figure d’Avigdor Liberman. Dans notre imaginaire, l’extrême droite renvoie au fascisme et à l’antisémitisme. Donc il n’est pas possible que le gouvernement d’un État qui se veut juif soit d’extrême droite au risque d’avoir des Juifs antisémites… Un non-sens ! À bien y regarder, il n’y a pas un gouvernement juif antisémite, il y a eu des gouvernements successifs en Israël qui, dans certains domaines, ont développé une politique d’extrême droite, et qui a plusieurs reprises ont établi des liens avec l’extrême droite européenne.

Nous vivons depuis au moins 50 ans à l’heure du mort kilométrique, c’est-à-dire que nos médias s’intéressent aux morts proches de chez nous et pas à ceux qui meurent de l’autre côté de la planète, cela veut également dire qu’il faut beaucoup de morts lointains pour concurrencer des morts locaux (dans un attentat ou autre chose). Le mort kilométrique renvoie à l’émotion que suscite la mort d’un proche, d’un voisin ou d’un semblable et le relatif désintérêt pour le reste de la planète. Ce mort kilométrique participe également au terrain miné et à la difficulté de séparer l’antisémitisme de l’antisionisme. Exemple : si les défenseurs belges du peuple palestinien semblent animés par un humanisme et une empathie très salutaires, d’autres y voient une indignation suspecte qui comme par hasard implique la critique d’Israël, voire le refus de son droit à exister. Ils y voient une indignation ciblée vers une misère lointaine alors qu’à la même distance des drames d’envergures sont oubliés voir ignorés, notamment au Yémen (famine catastrophique), en Turquie (dérive autoritaire), en Arabie Saoudite (dictature sanguinaire), en Irak (enjeux kurdes), etc.

Le terrain est miné et on pourrait également aborder bien d’autres explosifs, dont le soutien grossier et unilatéral de Donald Trump, de Barack Obama et de Georges Bush fils à Israël avec finalement peu de différences entre ces présidents dans ce domaine.

Le terrain est miné mais il doit être franchi. Une critique honnête du gouvernement israélien voire du sionisme, quand bien même celle-ci serait perçue comme radicale, doit rester possible sans que soit jeté l’anathème de l’antisémitisme à celui qui la porte. C’est le prix du débat en démocratie.

  1. Il s’agit d’un des projets du Troisième Reich visant à déporter quatre millions de Juifs d’Allemagne, de ses pays alliés et de ses territoires conquis vers l’île de Madagascar pour y créer une sorte de gigantesque ghetto.