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Editorial
Une société en clair-obscur ?

Par Julien Paulus

Rédacteur en chef

Sur Internet, un « mème » est un élément repris, distribué et décliné en masse jusqu’à devenir viral. Il peut s’agir d’une image, d’un mot, d’une vidéo ou d’une citation. Issu de l’anthropologie et créé en référence au « gène », le concept désignait initialement un élément de culture (à prendre dans le sens de civilisation) ou de comportement qui pouvait se transmettre d’un individu à un autre par imitation ou par tout moyen autre que génétique. Appliqué au Web, la transmission s’opère par liens hypertextes, via les réseaux sociaux, des blogs, des hashtags, etc.

À ce petit jeu, il est certain qu’une citation politique aura du mal à concurrencer des phénomènes tels que le Ice Bucket Challenge, le Gangnam Style ou le « Casse-toi, pauv’ con » de Sarkozy – pour rester dans le politique. Pourtant, il arrive que l’on voie circuler l’une ou l’autre phrase dont la reprise en boucle soit en mesure de donner une indication de l’air du temps, du moins dans le monde virtuel d’Internet. Ainsi, au lendemain de l’élection de Donald Trump a émergé cette citation du philosophe marxiste Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », extrait modifié de la traduction française des Cahiers de prison qui disait : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés. »

L’élection de Trump était donc assimilée à l’un de ces phénomènes morbides. D’autres ont suivi qui témoignent à peu près tous d’une crise de la gouvernabilité. Ainsi, au mandat présidentiel américain marqué par un état de guérilla permanente entre les différents lieux de pouvoir à Washington se sont ajoutés l’interminable chemin de croix du « Brexit », une surprenante fragilité gouvernementale allemande, une imprévisible alliance populiste italienne, un bouleversement des relations internationales telles que traditionnellement fixées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, une inquiétude croissante quant au devenir de l’Union Européenne, un gouvernement belge en affaires courantes sur fond d’élections et de mobilisations pour le climat et, plus récemment encore, un gouvernement wallon mis soudainement en minorité par le truchement de tractations politiciennes.

Mais, à tout seigneur tout honneur, c’est sans doute la France qui, fidèle à son Histoire, voit se développer le phénomène le plus déroutant et le plus inattendu de ces derniers mois : le mouvement des Gilets jaunes. Apparu initialement comme une protestation contre l’augmentation du prix du diesel, ce mouvement, mal négocié d’emblée par le pouvoir et d’une durée peu commune, s’est transformé en une lutte politique aux accents insurrectionnels réclamant pêle-mêle de meilleures conditions de vie, la démission du président, l’instauration d’un référendum révocatoire d’initiative populaire ou encore la mise en place d’une nouvelle Assemblée constituante. Pour paraphraser Marcel Gauchet : « Le phénomène des Gilets jaunes témoigne de la résurgence de la très ancienne culture des sans-culottes, soit un peuple qui se bat pour lui-même. […] Nous assistons au retour de la lutte politique autour de la question du mépris social[1] ». Ce phénomène, toujours selon les mots de Gauchet, fut dynamité par la stratification éducationnelle, très bien décrite par Emmanuel Todd, qui a réinventé une forme d’Ancien Régime où une aristocratie de diplômés méprise ceux qu’elle considère comme des « gueux »[2].

La réponse essentiellement sécuritaire du gouvernement français aux manifestations hebdomadaires, blocages et autres occupations de ronds-points se manifeste par des interventions policières musclées et un arsenal législatif davantage répressif qui cristallisent et radicalisent les positions entre les partisans du retour à l’ordre et ceux qui dénoncent une dérive dictatoriale, faisant craindre à beaucoup l’explosion. Manifestement, les monstres qui émergent revêtent des formes variées.

Les prochaines élections européennes s’annoncent en tout cas particulièrement sensibles, entre « Brexit » fou, populismes en progression, conflits sociaux radicalisés, méfiance vis-à-vis de l’UE et crise de gouvernabilité à tous les étages… Catastrophisme ? Pessimisme ? Peut-être. Il semble bien pourtant que nous soyons dans le clair-obscur et que les contours du monde à venir ne soient pas encore parfaitement visibles. D’ici-là, soyons attentifs à ce qui pourrait encore émerger.

  1. Voir la récente conférence de Marcel Gauchet et Emmanuel Todd : « La France sous Macron : de la fracture sociale à l’explosion ? », disponible sur Youtube.
  2. Sur la stratification éducationnelle de Todd, voir notre édito du n°85 : « Sélectionner, trier, exclure : bis repetita ? », juillet-septembre 2018.