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L’extrême droite aux élections du 26 mai 2019 : toujours ce paradoxe belge…

Par Benjamin Biard et Jean Faniel

CRISP – Centre de recherche et d’information socio-politiques

Avec moins de 6 % des voix en 2014, le Vlaams Belang (VB) semblait à l’agonie. Aux élections du 26 mai 2019, le parti d’extrême droite a pu rassembler les suffrages de 18,5 % des électeurs flamands, récupérer le statut de deuxième formation politique régionale qu’il avait endossé de 2004 à 2009 et devenir, pour la première fois, le deuxième parti du pays1. À l’inverse, l’extrême droite francophone ne parvient pas à s’ancrer dans le paysage politique belge, ne réussissant pas à obtenir le moindre siège. Comment expliquer ce paradoxe qui continue à caractériser l’extrême droite en Belgique ?

Contexte favorable et savoir-faire

Manifestement, le VB a su tirer profit d’un contexte qui lui est particulièrement favorable en conséquence de l’importance accordée à la question migratoire depuis 2015. Celle-ci est restée au-devant de l’agenda médiatique et politique durant plusieurs années. Le gouvernement fédéral a fait de la lutte contre l’immigration illégale un enjeu majeur tout en donnant l’impression qu’il ne parvenait ni à endiguer les flux migratoires (un pays isolé le pourrait-il seulement ?), ni à organiser correctement l’accueil des étrangers (l’évacuation de la gare du Nord quelques jours à peine avant l’élection illustrant particulièrement cette situation). Les migrations ont notamment été au cœur de l’actualité à l’automne 2018. Ayant subi sa première défaite électorale lors du scrutin local d’octobre, et voyant la remontée du VB (13 % à l’échelle de la Flandre aux élections provinciales, soit + 4,0 %), la N-VA a choisi de faire tomber le gouvernement Michel I sur cette thématique. Mais, avec ou sans la N-VA, le bilan du gouvernement fédéral en matière migratoire n’a visiblement pas paru assez répressif aux yeux d’électeurs préférant « l’original à la copie ».

Ensuite, le VB semble avoir réussi son entreprise de renouvellement. Même si des cadres historiques du parti (comme Filip Dewinter ou Gerolf Annemans) demeurent présents sur les listes et au sein des assemblées à l’issue du scrutin du 26 mai 2019, nombreux sont les nouveaux militants, en particulier des jeunes, à avoir intégré la machinerie organisationnelle du parti puis à avoir été élus. Ce mélange d’expérience et de rajeunissement du parti explique sans doute la réussite du VB en termes de communication. L’extrême droite flamande a toujours veillé à diffuser sa propagande de manière frappante, massive et continue, à la différence des autres partis qui limitent généralement leurs campagnes à la période préélectorale. Le VB a conservé cette recette tout en la transposant mieux et davantage que ses concurrents aux moyens de communication les plus actuels. Des quelque 800 000 euros que les partis flamands ont investis dans les publicités sur les réseaux sociaux lors de cette campagne, plus de la moitié l’a été par le seul VB. En outre, celui-ci a à chaque fois utilisé des capsules ou des messages ciblés selon le destinataire.

Cet usage des réseaux sociaux, de même que la candidature de Dries Van Langenhove2, figure ultra-présente sur les réseaux sociaux et connue par son rôle au sein de l’association radicale Schild en Vrienden, ont vraisemblablement permis au parti d’attirer à lui un grand nombre de jeunes électeurs. Ainsi, 30 % de ceux du VB ont moins de 34 ans3. Cette observation confirme la tendance européenne selon laquelle les partis d’extrême droite capitalisent notamment sur les jeunes électeurs. Ceux-ci constituent un segment de l’électorat plus volatil et sans doute plus perméable aux idées populistes.

L’adaptation à la conjoncture actuelle se marque aussi en termes stratégiques et idéologiques. Le président du VB, Tom Van Grieken, lui-même âgé d’à peine 32 ans, a clairement affiché sa volonté de briser le cordon sanitaire et d’exercer le pouvoir. En conséquence, et comme d’autres dirigeants d’extrême droite avant lui, il tente de mobiliser un style moins provocateur et plus posé que ses prédécesseurs. Cela passe par un positionnement du parti sur des enjeux qui ne sont pas propres à l’extrême droite, comme en matière socio-économique, afin de s’afficher comme parti capable de gouverner. Sur ce terrain, prenant le contre-pied de la politique de droite menée sous la législature écoulée tant au niveau flamand qu’à l’échelon fédéral4, le VB a mis en avant durant la campagne électorale quelques messages lui donnant une image plus sociale que ceux des coalitions sortantes, proposant par exemple de réduire l’âge de départ à la retraite, d’augmenter la pension minimale ou de diminuer le taux de la TVA sur l’électricité. Conséquence, sans doute, de ces évolutions, la géographie électorale du VB a connu une évolution notable lors du récent scrutin. Même s’il y progresse sensiblement (+11 % environ, soit près de 19 %), ce parti ne réalise plus ses meilleurs scores en province d’Anvers, son bastion historique. Cela s’explique notamment par le fait que la N-VA a réussi à concurrencer le parti d’extrême droite sur son propre terrain et à s’y enraciner, principalement à travers Bart De Wever et Jan Jambon, qui en ont fait leur fief. L’avancée la plus marquée du VB a lieu en Flandre occidentale (+15 % environ, franchissant les 20 %), où le parti était traditionnellement peu influent sur le plan électoral. Et c’est à Ninove, dans le sud de la Flandre orientale, où le parti enregistre ses meilleurs scores depuis 2010 et où il a failli briser le cordon sanitaire et prendre les commandes de la commune en octobre dernier, qu’il atteint un sommet, frôlant les 40 %. Cette carte semble donc dessiner, là aussi, un mélange d’enracinement et de renouvellement. Cette diffusion et ce déplacement du vote en faveur du VB sont-ils à mettre sur le compte des possibilités qu’offrent les réseaux sociaux ? Ou sont-ils liés à la focalisation du discours du VB sur les migrations, qui a pu trouver plus d’écho dans des zones correspondant peut-être davantage aux routes migratoires vers l’Angleterre ? Certaines questions restent ouvertes.

Liège contre le fascisme!, 29 mai 2019

Liège contre le fascisme!, 29 mai 2019

Divisions et mise à l’écart

Tout cela contraste avec la situation de l’extrême droite à Bruxelles5 et en Wallonie. Morcelée, divisée, elle n’a jamais vu un leader parvenir à s’y imposer. Alors que le Front national belge a longtemps bénéficié de l’image du FN français incarné par Jean-Marie Le Pen, l’interdiction faite par la justice à la demande de la fille de ce dernier d’utiliser le nom, le sigle et le logo du parti éponyme, couplée à ses tensions internes, a conduit à la disparition du principal parti d’extrême droite belge francophone au début des années 2010.

Ensuite, le cordon sanitaire n’est pas seulement politique, comme en Flandre. Depuis plus de vingt ans, il est aussi médiatique, cas apparemment unique en Europe. Ainsi, les médias francophones belges s’accordent pour ne pas interviewer en direct des représentants de l’extrême droite ni les convier à des débats, mais veillent par contre à en couvrir l’activité de manière critique, notamment quand elle atterrit devant les tribunaux. Outre que cela évite la banalisation des formations d’extrême droite, cette attitude les empêche de se développer en réduisant leur visibilité.

En lien, voire en conséquence de cela, l’immigration, enjeu crucial pour le développement des formations d’extrême droite, n’est pas au cœur du débat politique. On peut véritablement parler de différence de cadrage de cette question de part et d’autre de la frontière linguistique. Alors que le contexte évoqué pour la Flandre est identique pour la Belgique francophone, il n’est pas appréhendé de la même manière. La figure du migrant est perçue différemment et les décisions publiques à adopter à son égard également. Schématiquement, la droite et l’extrême droite flamande présentent celui-ci comme une menace à contenir, tandis que la gauche francophone, politique ou associative, insiste d’abord sur la solidarité et l’humanité à témoigner aux victimes de l’exil.

Enfin, les formations d’extrême droite entretiennent généralement des rapports étroits avec le nationalisme, suggérant qu’il s’agit là d’une réponse à l’inégalité (ethnique, raciale, culturelle…) qui caractériserait, selon elles, les nations ou des peuples. Au VB, c’est à travers la défense de l’identité flamande et la revendication de l’indépendance de la Flandre que ce nationalisme s’exprime. Au sud du pays, en l’absence d’un sentiment national belge ou wallon important, il est difficile pour l’extrême droite de développer une rhétorique cohérente, basée sur le nationalisme et une menace que feraient peser certains individus ou groupes de la société sur la nation.

Liège contre le fascisme!, 29 mai 2019

Liège contre le fascisme!, 29 mai 2019

Conclusion provisoire

Une fois de plus, le scrutin du 26 mai 2019 a souligné le contraste entre la situation du VB et celle de l’extrême droite francophone. Aux explications habituelles s’ajoutent sans doute désormais des éléments nouveaux.

Le renouvellement que connaît le VB pourrait cependant n’être qu’apparent : le parti reste marqué par des personnalités connues pour leur radicalisme, comme F. Dewinter ou même D. Van Langenhove (qui incarne pourtant le renouvellement générationnel du parti). Par ailleurs, un nombre relativement important d’élus ou de cadres continuent à penser que le VB doit rester un parti d’opposition. À l’inverse, les rapports qu’entretient la N-VA avec le VB peuvent être amenés à évoluer, la première étant partagée à l’égard du cordon sanitaire.

Côté francophone, on aurait tort de se croire immunisé contre l’extrême droite. Le rebond du VB (comme celui du FN français après le creux de 2007) et la récente ascension de l’AfD en Allemagne ou de VOX en Espagne montrent combien des partis d’extrême droite affaiblis ou longtemps quasi inexistants peuvent soudainement accroître leur capital électoral et, potentiellement, se rendre difficilement contournables.

  1. À la Chambre des représentants, le VB a recueilli quelque 810 000 voix, soit environ 275 000 de moins que la N-VA mais près de 170 000 de plus que le PS, premier parti francophone. Les espaces électoraux étant différents, le PS dispose toutefois de 20 sièges dans cette assemblée, contre 18 au VB.
  2. Le jeune homme de 26 ans emmenait la liste fédérale du VB dans le Brabant flamand.
  3. Selon une enquête menée par IVOX entre le 26 et le 28 mai 2019 auprès de 8 452 Flamands pour Het Laatste Nieuws et VTM.
  4. Politique que le VB n’a pas hésité à soutenir en certaines circonstances, notamment en joignant ses voix à celles de la majorité « suédoise » lors du vote de la loi, très critiquée par le monde syndical, modifiant la loi du 26 juillet 1996 relative à la promotion de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité. Chambre des représentants, Compte rendu intégral, CRIV 54 PLEN 160, 9 mars 2019, p. 200.
  5. Certes en progrès en 2019, le VB n’a pu y faire mieux que conserver son unique siège au Parlement régional, tandis qu’il avait perdu tout conseiller communal en 2018.