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La démocratie en crises

Par Olivier Starquit

Au-delà des commentaires repris dans ce numéro sur les divers résultats des différents scrutins, un regard oblique et un peu plus macro peut parfois également nourrir la réflexion sur les difficultés et mutations perçues autour de la démocratie et de la citoyenneté.

Dans Le Soir du 6 mai, quatre politologues clamaient haut et fort que, non, il n’y avait pas de crise de la démocratie. Fallait-il y voir une subtile référence au sens étymologique du terme « crise » selon lequel il faudrait trancher, prendre une décision ? Ce qui n’aurait pas lieu d’être dans l’état actuel des lieux selon ces quatre individus. Ou encore fallait-il considérer l’expression comme étant exagérée, étant entendu que « la démocratie est un système politique décevant parce qu’elle vise un idéal inaccessible. Elle est par essence inachevée et perfectible comme le cours de l’histoire1 » et qu’elle n’est dès lors jamais ou perpétuellement en crise ?

Cette opinion fut formulée alors que depuis plus de huit mois, les Gilets Jaunes étaient en action. Cette opinion fut également contredite par l’augmentation des votes blancs ou nuls passés de 5,8 à 6,1% des votes exprimés pour le scrutin fédéral.

Quelle est la nature de cette crise et quelles en sont les diverses manifestations ?

Crise de la représentation

Comme l’indique le taux de votes blancs ou nuls, il s’agit tout d’abord d’une crise de la représentation. Si la « démocratie représentative est un régime dans lequel les citoyens sont gouvernés par l’intermédiaire de leurs représentants élus à qui ils délèguent leur pouvoir2 », ce principe même se voit remis en question : face à une offre politique en berne, la déshérence politique augmente. Le mouvement des Gilets Jaunes par ses slogans (« Macron, on n’est pas tes moutons ») témoigne allègrement de cette défiance radicale à l’égard de la représentation et des institutions politiques. D’ailleurs, il est également intéressant de constater que des forces politiques, dans un paradoxe qui n’est qu’apparent, se présentent au scrutin en attisant la défiance et en surfant sur une posture antipolitique. Cette crise de la représentation se traduit aussi par le déclin des partis politiques, des instances qui ne parlent plus qu’à elles-mêmes et qui sont ébranlées par des étiages plus éphémères. Un autre élément qui illustre cette dilution de l’idée de la représentation est la réduction voire l’étiolement des médiations. Cette évolution encouragée par les politiques d’extrême centre se voit à son tour renforcée par ces mouvements antipolitiques qui veulent supprimer tous les canaux entre le leader autoproclamé et le peuple dont il se propose d’être le porte-parole.

Ce volet de la crise suscite toutefois deux questions : d’une part, cette montée de la protestation est-elle un signe de faiblesse démocratique ou plutôt un signe « d’élévation du niveau d’exigence des citoyens3 » et d’autre part, face à cette modification de la manière de faire de la politique, « est-il possible de répondre au populisme sans modifier à son exemple les styles et les langages de la politique, les modèles de parti, les choix et les stratégies de gouvernement4 ? »

Crise d’efficacité

Pierre-Henri Tavoillot, plutôt que de parler de crise de la démocratie représentative, évoque plutôt l’impuissance publique qui caractériserait la démocratie. Pour y répondre, il s’agirait dès lors d’augmenter l’efficacité des processus démocratiques. Mais cette volonté, qui se traduit déjà aujourd’hui dans certaines mutations manifestes, pourrait également avoir des effets inverses à ceux poursuivis. Comme déjà évoqué par ailleurs, au nom de l’efficacité, les partis politiques et leurs leaders deviennent des entrepreneurs politiques (pensons au branding, le changement de nom permanent des mouvements et partis). « Au nom de l’efficacité, le politique adopte les techniques du pouvoir de l’entreprise et du management5 » et la rationalité technico-économique et managériale vient remplacer la délibération et la conflictualité propres à la démocratie, ce qui a pour corollaire l’évidement, l’autolimitation et la dépolitisation. Plus besoin de démocratie si la gestion et l’administration des choses et des personnes peut se faire, au nom de l’efficacité, par le biais de dispositifs algorithmiques. Dans ce cadre, « l’État-entreprise se développe en combinant trois dimensions : technologique au profit de la gouvernance par les nombres et de la gouvernementalité algorithmique, néomanagériale au nom de l’agir efficace et néolibérale en propageant la phobie de l’État6 ».

Photo de la manifestation "Liège contre le fascisme" du 29 mai 2019

Liège contre le fascisme!, 29 mai 2019 © Krasnyi Collective / Fred Herion

Crise de la temporalité et de l’espace public

« Le contexte des débats démocratiques a changé ; il y a 50 ans, il mettait en jeu un petit millier d’acteurs, les leaders d’opinion, aujourd’hui on dénombre des millions de contributeurs7 ». L’essor des nouvelles technologies offre la latitude à leurs utilisateurs d’intervenir à tout moment dans la vie publique. Dans Peuplecratie, Ilovo Diamanti et Marc Lazar dénoncent l’avènement de la démocratie immédiate qui récuse la dimension de la représentation, une démocratie immédiate caractérisée par l’instantané et le présentisme qui « anéantissent de ce fait l’art de la politique et du gouvernement fondé sur le temps de l’observation, de l’expertise, de la réflexion, de la médiation, de la délibération puis de l’action »8 et c’est au nom de cette immédiateté que les acteurs politiques annihilent les médiations en se servant des médias traditionnels et nouveaux, notamment par le biais du Web (pensons notamment au Movimento Cinque Stelle, mais aussi à la présence publicitaire massive sur les réseaux sociaux du Vlaams Belang). Ces pratiques corroborent l’hypothèse selon laquelle « le projet populiste d’abandon de la distance entre le peuple et le pouvoir cacherait-il un projet plus radical d’abolition du temps en politique9 ». Par ailleurs, cette abolition du temps et ce court-termisme empêchent également toute approche pertinente de la question climatique.

Les constats étant posés, diverses pistes et solutions sont mises en avant. Ainsi, pour Diamanti et Lazar, « la démocratie représentative doit répondre aux demandes et aux aspirations des populations désorientées, inquiètes, parfois même désespérées… et redonner du sens et de la passion à la politique, de reconstruire un climat de confiance entre les citoyens et leurs représentants10 ». Mais cette restauration de la confiance est-elle envisageable sans transformation radicale et profonde de l’ordre du monde existant ? Par ailleurs, divers autres aspects de démocratie participative sont proposés afin de renforcer la démocratie représentative comme notamment la tenue de préférendums (mode de scrutin à options multiples pour éviter la logique binaire du référendum et le côté piégeant et clivant de la question posée). Mais, là-aussi, Pierre-Henri Tavoillot se pose la question de savoir si tout le monde s’impliquerait dans une démocratie participative ou seulement une minorité agissante (ce qui, sur le plan démocratique, resterait préoccupant) : les citoyens ont -ils vraiment envie de consacrer du temps à la chose politique ? Parmi les autres idées, rappelons que la fin de la professionnalisation, l’instauration d’un véritable congé politique pour tous afin d’accroître la diversité dans les hémicycles, la parité absolue et le droit de révocation sont également parfois mis sur le tapis.

Enfin, face à la velléité d’accroître l’efficacité de la démocratie, Pierre Musso estime qu’une repolitisation du politique et de la démocratie « ne peut s’opérer que par une extension de la citoyenneté au-delà de la sphère publique, notamment dans l’entreprise11 ». En fin de compte, au lieu de se poser la question de savoir s’il y a une crise de la démocratie, nous pourrions constater que la démocratie connaît plusieurs crises.

  1. Daniel INNERARITY, Le temps de l’indignation, Lormont, éd. Le Bord de l’eau, 2018, p.120.
  2. Philippe MARLIÈRE, « Les “gilets jaunes” ou le discrédit de la démocratie représentative » in AOC Cahier #1 « Gilets jaunes » : hypothèses sur un mouvement, Paris, La Découverte, 2019, p. 53
  3. Daniel INNERARITY, op. cit., p.154
  4. Ilovo DIAMANTI et Marc LAZAR, Peuplecratie, les métamorphoses de la démocratie, Paris, Gallimard, 2019, p.156.
  5. Pierre MUSSO, « L’ère de l’État-entreprise », Le Monde diplomatique, mai 2019, p.3
  6. Idem.
  7. Pierre-Henri TAVAILLOT, Comment gouverner un peuple-roi ?, Paris, Odile Jacob, 2019, p. 214.
  8. Ilovo DIAMANTI et Marc LAZAR, op. cit., p . 34
  9. Jérôme JAMIN, Le populisme aux États-Unis, un regard pour l’Europe, Bruxelles, Libertés j’écris ton nom, 2019, p. 85.
  10. Ilovo DIAMANTI et Marc LAZAR, op. cit., pp.158-159.
  11. Pierre MUSSO, art.cit.