Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°89

Le mot du président (89)

Par Jérôme Jamin

Si le cordon sanitaire avait beaucoup de sens au début des années 90, si notre association s’est en partie construite sur ce principe fort qui demande du courage politique, et si encore aujourd’hui il anime notre action et nos récents manifeste et mémorandum, force est de constater que beaucoup de choses ont changé depuis 30 ans.

D’abord, hormis quelques cas isolés, les partis d’extrême droite en Europe ont profondément modifié leur discours et leur programme, notamment pour échapper à la législation antiraciste, mais aussi pour envoyer des signaux à ceux qui voudraient tenter une rupture du cordon sanitaire. Cela a impliqué notamment de viser la « migration » au lieu de viser des peuples, des ethnies ou des cultures, cela a impliqué d’éviter les discours ouvertement racistes. Dans le cas du Vlaams Belang, il a fallu également changer de programme politique et supprimer un certain nombre de points qui remettaient directement en question les droits fondamentaux reconnus à de multiples titres.

Deuxièmement, depuis le début des années 90, beaucoup de partis traditionnels ont récupéré des idées d’extrême droite en associant migration et délinquance, migration et terrorisme, islam et islamisme, etc. Pensons à la NVA à travers la figure de Theo Francken, à la Liste Destexhe en Wallonie et à Bruxelles, pensons aux Républicains à travers la figure de Laurent Wauquiez en France. Ce qui précède rend encore plus difficile d’établir une ligne de démarcation claire entre les deux types de partis. Il y a une « zone grise » qui touche une partie de la droite traditionnelle qui se veut plus dure, et une partie de l’extrême droite qui se veut plus démocratique et plus respectable. Ceux qui ont tenté d’y placer le Mouvement réformateur étaient en revanche dans une posture électoraliste où le combat antifasciste devenait un moyen comme un autre pour discréditer son adversaire. Quitte à considérer que la démocratie n’existe que de l’extrême gauche à la gauche, et que tout le reste n’est que fascisme !

Troisièmement, dans les faits, cela signifie que si le cordon sanitaire a bel et bien été maintenu pendant une longue période, les idées ont circulé à travers ce dernier ; cela signifie que l’on a bloqué des partis et des idées au nom du cordon sanitaire (ou du front républicain en France) tout en autorisant la récupération de ces idées… Ce qui a fait perdre de la légitimité à travers le temps à l’idée même d’un cordon.

Quatrièmement, ce qui précède est une tendance lourde sur la scène internationale, de nombreux partis considérés comme étant d’extrême droite en Belgique (Vlaams Belang, Parti Populaire en Wallonie, etc.) peuvent se retrouver idéologiquement très proches d’un parti qui n’en fait « officiellement » pas partie ailleurs, pensons notamment au parti républicain américain, surtout depuis l’arrivée de Trump. Mais aussi au Fidesz en Hongrie qui a glissé lentement du nationalisme et du conservatisme chrétien vers l’extrême droite, sans jamais le reconnaître.

Cinquièmement, lorsque le cordon sanitaire n’est plus exceptionnel mais devient la routine, il ressemble dangereusement à un détournement d’institution, un détournement du jeu électoral qui consiste à rassembler un maximum de perdants pour éviter que le gagnant ne puisse arriver aux affaires. Le cordon sanitaire n’a pas vocation à animer 30 ans de vie politique. Cela ne veut pas dire qu’il est une erreur, cela indique qu’il montre ses propres limites.

Si on ajoute à tout ce qui précède que la défense du cordon sanitaire vient souvent de Wallonie là où personne – absolument personne – ne peut voter pour des élus au Nord et encore moins se présenter sur une quelconque liste en Flandre, on voit que la situation devient très compliquée !

Reste que le Conseil de déontologie journalistique s’est appuyé – entre autres – sur la note d’analyse du programme du Parti Populaire rédigée par Les Territoires de la Mémoire pour valider la décision de Canal C de ne pas avoir invité ce parti à prendre part aux débats électoraux organisés sur son antenne pour les communes de Sambreville et de Namur le 28 septembre 2018. La pratique de Canal C a été jugée conforme à la déontologie journalistique et respecte les principes repris dans l’Avis sur la couverture des campagnes électorales dans les médias.

En 30 ans les choses ont changé, se sont complexifiées et nuancées. Mais résister par le cordon sanitaire a toujours du sens pour notre association.