Aide-mémoire>Aide-mémoire n°90

La construction européenne ou l’impossible débat

Par Olivier Starquit

Le 26 mai, comme prévu, les élections européennes ont été éclipsées par les autres scrutins. Puis, lorsqu’il a été question de désigner un commissaire européen pour la nouvelle Commission, le gouvernement minoritaire et en affaires courantes a fait fissa, par le biais d’un Conseil des ministres électronique, ratant l’occasion de ramener le débat européen au sein des hémicycles nationaux, tout ceci sans que cela suscite de nombreux émois.

Une explication partielle réside dans le fait que, dans certains pays et particulièrement en Belgique, l’Union européenne, depuis sa création est « totémique. Ce qu’elle représente toujours dans l’imaginaire de la gauche – la concrétisation d’un projet politique permettant d’en finir pour toujours avec les nationalismes criminels du 20e siècle – l’emporte sur la réalité, à savoir une construction juridique et politique permettant d’imposer de force le libéralisme économique aux peuples européens1 ». Et ce dogme européiste ou europhile a fait de l’intégration européenne un mythe indiscutable et indiscuté, un contenant creux et dépolitisé alors que, au-delà de son aspect fantasmé, dûment entretenu (cette fameuse Europe sociale et démocratique), la construction réelle de l’Union européenne, c’est le grand marché, la concurrence libre et non faussée qui repose notamment sur l’application de l’ordolibéralisme (nous y reviendrons). Et dans l’admiration béate de l’Union européenne imaginaire et imaginée, la plupart des forces de gauche ont accepté ce mode de pensée dominant (quand elles ne le promeuvent pas).

Ce programme idéologique, dont une des plus parfaites illustrations n’est autre que la séquence grecque qui a vu un peuple étranglé par les diktats de la troïka, découle de l’application des préceptes de l’ordolibéralisme, une variation austère du libéralisme née en Allemagne, rejetée par Konrad Adenauer et par conséquent appliquée au niveau européen, notamment sous l’égide de Ludwig Erhard. Selon ce modèle économique, également connu sous le terme d’économie sociale de marché et pour lequel le caractère souverain des politiques publiques est une véritable abomination, l’intervention de l’État a essentiellement pour objectif d’assurer la concurrence entre acteurs privés et par conséquent, « les politiques de l’Union européenne sont pilotées par une structure technocratique et reposent sur un dogme présenté comme incontestable, la concurrence par le marché2 ».

Pour mettre en œuvre l’article 3 du Traité sur l’Union européenne qui promeut le développement durable de l’Europe, fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix et une économie sociale de marché hautement compétitive, le modèle politique préconisé va prendre la forme d’une gouvernance technocratique autoritaire où « le contrôle des indicateurs par des autorités administratives prend le pas sur la discussion collective, le vote des citoyens et la responsabilité politique3 ». Dès son instauration, la construction européenne va viser à neutraliser le droit national « en créant, politiquement, un mythe indépassable et, techniquement, une hiérarchie des normes juridiques qui assurerait la primauté du droit européen sur le droit national4 ». Ce changement de paradigme implique une domination des juristes et des technocrates et induit également que la politique monétaire et celle de la concurrence doivent échapper au débat démocratique.

La crise financière de 2009-2010 a fait office de révélateur montrant indubitablement que « dorénavant, la loyauté politique des dirigeants des États de l’Union ne s’adressait plus à leurs populations mais était inféodée aux exigences des grands créanciers internationaux, du FMI aux institutions bancaires transnationales5 ». Cette période « doit être consigné[e] comme le moment du renversement de loyauté des dirigeants et comme l’abandon assumé des classes populaires à un destin social de grande pauvreté6 ». Ce rouleau compresseur n’est pas sans conséquences : puisque la monnaie a été sanctuarisée dans les traités, la seule variable d’ajustement qui reste est le salaire et les peuples se voient donc mis en concurrence les uns avec les autres, avec création d’un ressentiment adéquatement instrumentalisé par les forces de droite nationaliste qui promeuvent un repli national et désignent de faux ennemis.

Questions stratégiques

La construction européenne pose un problème de nature systémique à la gauche : comment construire un pouvoir de gauche au niveau européen ? Un projet de gauche peut-il faire l’économie d’un affrontement avec l’Europe ? La sortie de l’Euro et la rupture avec l’Union européenne sont-elles des conditions sine qua non d’une autre Union européenne ? Est-il envisageable de jeter les bases d’une autre construction européenne à partir d’une rupture électorale nationale ? Comment européaniser les luttes ? Comment influer sur l’Union européenne alors que la plupart des luttes restent nationales et ne se mènent pas ou rarement simultanément ? « Est-il raisonnable de vouloir développer un projet politique de gauche dans le cadre des structures actuelles de l’Union puisque ces dernières ont précisément été conçues pour parer à cette éventualité7 ? » Car, « soutenir une construction communautaire imprégnée de libéralisme contribue à verrouiller les perspectives de transformation sociale. En participant au jeu, on risque de le légitimer et de contribuer à la conservation du système tout entier8 ». Ainsi, « une gauche en rupture avec le néolibéralisme est placée devant une alternative implacable : ravaler ses ambitions de transformation écologique et sociale afin de devenir euro-compatible, ou désobéir et in fine rompre avec l’UE9 ».

Ces questions témoignent d’une fracture stratégique que l’on pourrait présenter de manière un peu simple comme suit : faut-il pour provoquer la rupture, invoquer un fédéralisme européen d’une autre nature, plus démocratique, ou en revenir au modèle de l’État-Nation plus propice à laisser de la marge à des politiques de gauche ? Mais ce recentrage sur le niveau national garantit-il nécessairement et pour autant une politique économique progressiste ? Alors que pour la plupart des partis sociaux-démocrates, « le désir devenu fantasme d’un possible changement de l’intérieur sert de perspective politique ultime10 », alors que l’Europe sociale, d’Arlésienne est clairement devenue un oxymore, « tout mouvement politique qui se réclame de la gauche ou qui se dit progressiste doit faire un choix : soit il accepte la primauté du droit européen tel qu’il existe, soit il défend le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, c’est-à-dire à revenir s’ils le décident sur des acquis communautaires11 » : aucune politique de gauche n’est possible sans restaurer la primauté du droit national sur le droit européen.

La démocratie dévoyée

Comme nous l’avons vu, les milieux dirigeants européens mettent résolument à profit la crise pour faire avancer leur conception de l’Europe, une Europe dans laquelle la totalité des pouvoirs aurait été transférée à « des instances technocratiques européennes indépendantes des pouvoirs élus, au détriment du niveau national soumis au vote démocratique12 » et, partant plus fragiles face aux mouvements sociaux. L’union économique et monétaire serait ainsi devenue un instrument permettant de gérer de manière autoritaire les contradictions économiques et sociales générées par la crise (ce que Cédric Durand désigne sous le vocable de « césarisme bureaucratique » : en cas de crise, les classes dominantes sont fragilisées et elles souhaitent pouvoir réagir rapidement par le biais de la désactivation des procédures démocratiques). Or il convient de rappeler que ce que Frédéric Lordon désigne sous l’expression de « soustraction démocratique » revient à ôter du domaine de la décision démocratique des pans entiers de la politique. Au fil du temps, l’Union européenne a neutralisé par voie constitutionnelle des politiques économiques, budgétaires et monétaires (rappelons en guise de boutade que l’Union européenne partage avec l’ex-Union Soviétique la caractéristique d’avoir ancré dans sa constitution – ou ce qui en fait office – une politique économique) et est de plus en plus devenue l’endroit « d’où s’impulse la radicalisation des politiques néolibérales : un espace de prise de décision où l’influence de la volonté populaire est systématiquement tenue à distance13 ». Pour Cédric Durand, ce « grand saut en avant dans l’intégration procède d’une dé-démocratisation aux allures autoritaristes14 » par le biais d’une accélération du processus d’intégration sans légitimité démocratique et par une radicalisation de l’agenda des réformes néolibérales, ce qui revient à « asphyxier la délibération démocratique pour mieux livrer les sociétés européennes au processus d’accumulation du capital15 ». Sous l’effet d’aubaine que représente la crise, l’Union européenne a pris la forme d’un régime politique autoritaire, disposé à suspendre les procédures démocratiques en invoquant l’urgence économique ou financière.

Conclusions provisoires

De tout ceci, il ressort indubitablement que « nous avons affaire ici à de véritables problèmes qui appellent des élaborations complexes mais aussi des décisions quant aux choix stratégiques qui s’offrent à nous16 », que « la refondation de l’Europe n’apparaît plus comme un horizon lointain mais comme une question d’actualité17 » et que, dans ce cadre, la rupture n’est pas une fin en soi mais qu’elle pourrait s’avérer être un moyen indispensable. L’Europe doit devenir « l’enjeu et le cadre des conflits sociaux, idéologiques, passionnels, en bref politiques qui concernent son propre avenir. Paradoxalement, c’est lorsque l’Europe sera contestée (…) au nom du présent qu’elle divise et de l’avenir qu’elle peut ouvrir ou fermer qu’elle deviendra une construction politique durable. (…) Mais une Europe démocratique est une Europe dans laquelle les luttes populaires foisonnent et font obstacle à la confiscation du pouvoir de décision18 ».

Est-il exagéré de dire que l’Union européenne constitue en quelque sorte un bain révélateur de certaines impasses actuelles : crise de la social-démocratie, crise de la démocratie, faillite et surdité des élites, question du rapport au politique. Or « refaire de la politique signifie recouvrer le droit de discuter de tout ce dont nous sommes interdits de discuter19 » et puisque « la démocratie consiste dans le droit irrécusable à la réversibilité, à la possibilité permanente et inconditionnelle de la remise en jeu dans le cadre de la délibération politique ordinaire20 », il importe par conséquent de débattre de cette question éminemment importante que sont les dérives autoritaires actuelles de l’Union européenne.

  1. Collectif « Chapitre 2 », La gauche à l’épreuve de l’Union européenne, Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant, coll. « Détox », 2019, p.110.
  2. Idem, p.60.
  3. Aline Aubet, « L’Union en mal de démocratie » in L’intérêt général n°4, avril 2019, p.36.
  4. Charlotte Girard, « Le carcan du droit européen » in L’intérêt général n°4, avril 2019, p.56.
  5. Corinne Gobin, « Gilets jaunes, le retour de la démocratie ? » in Politique, Revue belge d’analyse et de débat, n°108, juin 2019, p.103.
  6. Idem, p.107.
  7. Bernard Cassen, « Désobéissance civique pour une Europe de gauche » in Le Monde diplomatique, octobre 2012, p.4-5.
  8. Anne-Cécile Robert, « Quand le jeu politique asphyxie le mouvement social » in Le Monde diplomatique, mai 2009, p.18-19.
  9. Razmig Keucheyan et Cédric Durand, « Désobéir à l’Union européenne » in Regards, 7 juin 2014, http://www.regards.fr/web/Desobeir-a-l-Union-europeenne,7338.
  10. Antoine Prat, « Une histoire incrédule du miracle européen » in _L’intérêt généra_l, n°4, avril 2019, p.10.
  11. Fabien Benoit, « Luttes sociales : comment dépasser les frontières ? » in L’intérêt général, n°4, avril 2019, p.48.
  12. Les Économistes atterrés, « Introduction » in Changer l’Europe!, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2013, p.16.
  13. Cédric Durand, « Une ruse de la raison internationaliste » in Contre-temps, 29 mai 2013, http://www.contretemps.eu/interventions/ruse-raison-internationaliste.
  14. Cédric Durand, « L’embarras européen » in La Revue des Livres n°14, novembre-décembre 2013, p.4.
  15. Cédric Durand, « Introduction : qu’est-ce que l’Europe ? » in En finir avec l’Europe, Paris, La Fabrique, 2012, p.8.
  16. Jérôme Vidal, « Pour en finir avec la grande dé-démocratisation européenne » in La Revue des livres n°14, novembre-décembre 2013, p.5.
  17. Elisabeth Gauthier, Marie-Christine Vergiat, Louis Weber, Changer d’Europe, Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant, 2013, p. 95.
  18. Idem.
  19. Frédéric Lordon, « Sortir de l’Euro » in Ballast n°3, automne 2015, p.33.
  20. Frédéric Lordon, « Lordon sort de l’euro ! (2), https://la-bas.org/la-bas-magazine/les-archives-radiophoniques/2013-14/avril-541/lordon-sort-de-l-euro-2.