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Les paradoxes historico-politiques d’une Europe en déconstruction

Par Geoffrey Grandjean

Professeur de science politique (ULiège)

Les signes d’une Europe en déconstruction sont bien présents et ne sont pas si récents. Pensons d’abord aux débats sur l’avenir de l’Europe, lancés en 2001 lors du Conseil européen de Laeken. Un projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe est signé en 2004. Ce projet finit par échouer, les États ne voulant pas perdre leur souveraineté, notamment en termes symboliques. Pensons ensuite à la crise des dettes publiques à la fin des années 2000 qui frappent notamment durement la Grèce et qui aboutit à la mise en place d’un Mécanisme européen de stabilité et d’un Pacte budgétaire européen.

Il faut désormais se serrer la ceinture, ce qui alimente un rejet de l’Europe. Pensons en outre à la manière dont l’Union européenne et les États sont incapables de faire face aux défis migratoires. Des milliers de migrants meurent dans l’indifférence généralisée voire sont refoulés avec un certain entrain populaire aux frontières poreuses de l’Union européenne. Pensons enfin au Brexit qui va voir le Royaume-Uni quitter l’aventure européenne au prix, peut-être, d’une remise en cause fondamentale du principe historique du parlementarisme.

Ces différents événements mettent directement en cause les grandes valeurs énoncées dans le Traité sur l’Union européenne qui énonce en son article 2 :

« L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».

Au regard des différents événements précédemment cités, l’Union européenne n’a pas tenu ses promesses quant à certaines de ses valeurs, dont le respect de la dignité humaine, de la démocratie, de l’égalité, de l’État de droit ou encore de la solidarité. Mais comment en est-on arrivé à une telle situation ? Si les causes sont bien évidemment multiples, nous souhaiterions proposer une piste d’explication qui renvoie aux paradoxes qui sont au cœur du projet européen. La place étant limitée pour développer cette idée, nous n’en choisissons que deux qui pourraient aboutir à une déconstruction de l’Europe. Si ces deux paradoxes illustrent certainement à bon escient la devise de l’Union européenne « Unie dans la diversité » (car il faut de tout pour faire un monde), il n’en demeure pas moins qu’ils témoignent de l’indispensable cohérence pour envisager la pérennisation d’un système politique et, surtout, le vivre ensemble.

Premier paradoxe : l’Union européenne se montre incapable de dépasser le modèle étatique. En 1948, le Congrès de La Haye réunit une série de personnalités du monde politique, économique, intellectuel et syndical. Un projet d’Europe fédérée est énoncé dans un « Message aux Européens » qui envisage un transfert partiel du pouvoir des États vers une entité supranationale. La déclaration de Robert Schuman – qui lance véritablement la construction européenne –, du 9 mai 1950, va dans le même sens puisqu’il s’agit de confier à une Haute Autorité commune la production du charbon et de l’acier. Robert Schuman n’hésite d’ailleurs pas à parler de « fédération européenne » dont les décisions lient les États qui y adhèrent. Il s’agit donc bien d’avoir un niveau de pouvoir supranational qui décide à la place des États et dont les compétences doivent s’étendre progressivement, comme une tâche d’huile. La construction européenne a en effet permis de réaliser partiellement cet objectif puisqu’un nombre croissant de compétences sont désormais gérées par l’Union européenne.

Mais ne nous y trompons pas. Ce n’est pas l’Union européenne, comme instance autonome qui exerce le pouvoir, ce sont les États qui décident de notre futur. En effet, dans le dispositif institutionnel, plusieurs institutions représentent différents intérêts. Primo, le Parlement européen représente les citoyens européens. Secundo, la Commission européenne et la Cour de Justice de l’Union européenne représentent l’Union européenne en étant les gardiens de son droit. Tertio, le Conseil européen (composé des Chefs d’État et de Gouvernement) et le Conseil de l’Union européenne (ou Conseil des Ministres des différents États membres) représentent les États. Dans le processus décisionnel, deux instances jouent un rôle majeur. D’une part, le Conseil européen donne à l’Union européenne sa direction politique globale et définit ses orientations générales ainsi que ses priorités politiques. Autrement dit, il fixe le cadre dans lequel les décisions européennes sont prises. La définition d’un cadre est une compétence primordiale, si pas la compétence principale, pour construire et garantir le vivre ensemble et la pérennité d’un système politique. Le pouvoir politique européen est donc dans les mains des États. Sur la base de ces grandes orientations politiques, la Commission européenne propose des directives ou des règlements. Fait intéressant : la composition de la Commission dépend directement du choix des États avec la règle qui consiste à envoyer un Commissaire par État… Sur la base des propositions de la Commission, le Conseil de l’Union européenne et le Parlement européen doivent se mettre d’accord pour qu’un texte soit adopté. Autrement dit, les États ont indirectement un droit de veto s’ils s’opposent au Parlement européen. Nous nous risquons à une conclusion en forçant le trait : penser que l’Union européenne a du pouvoir est une illusion. Les États ont verrouillé le processus décisionnel pour conserver leur pouvoir. On en arrive alors à des situations paradoxales où nos représentants étatiques affirment qu’ils sont contraints par les décisions européennes alors qu’ils ont bien souvent eux-mêmes accepté ces décisions lorsqu’ils siégeaient au Conseil européen ou au Conseil de l’Union européenne. Ce discours paradoxal et, à certains égards, mensonger ne garantit aucune cohérence à l’Union européenne.

Deuxième paradoxe l’Union européenne se montre incapable d’assumer des politiques économiques cohérentes alors que l’idée d’un marché commun intégré est très ancienne au niveau européen. Couplée d’ailleurs avec celle du libre-échange, elle trouve de nombreuses racines historiques. D’un côté, l’idée du libre-échange comme facteur de paix est très ancienne. Pensons à Emeric Crucé qui publie en 1623 un ouvrage intitulé Le Nouveau Cynée dans lequel il affirme que la libéralisation des échanges économiques favorise la paix perpétuelle. D’un autre côté, l’idée du marché commun a fait l’objet de plusieurs propositions par différentes personnalités durant l’entre-deux-guerres. Attardons-nous sur la philosophie de deux de ces propositions pour la mettre ensuite en perspective avec les politiques économiques menées au niveau européen.

Une première proposition est faite par Dannie Heineman (1872-1962), ingénieur allemand ayant dirigé la Société financière de Belgique. S’inspirant du fédéralisme américain, il a mûrement réfléchi un projet d’unité économique qui passe notamment par une banque centrale européenne, un arbitre européen de la concurrence et un plan européen de chemin de fer. Il envisage également un plan européen d’électrification prévoyant un réseau européen électrique comprenant cinq grandes lignes. Ce réseau est une manière de garantir un approvisionnement électrique pour tous les territoires européens, surtout au niveau de l’Europe orientale et méditerranéenne. Une deuxième proposition est faite par Louis Loucheur (1872-1931), ingénieur français et homme politique, représentant de la gauche républicaine. Il est favorable à un système économique arbitré par l’État et caractérisé par la suppression des barrières douanières. Il soutient ainsi un projet d’États-Unis économiques d’Europe qui doit permettre de favoriser les ententes entre les industries européennes. En fait, il s’agit de développer des cartels, c’est-à-dire des ententes entre des entreprises afin de stabiliser la production et les bénéfices de celles-ci. Louis Loucheur propose toutefois un contrôle de ces cartels par la Société des Nations et par les différents États afin d’éviter tout nationalisme industriel. En 1927, une Conférence économique internationale au sein de la Société des Nations envisage cette proposition qui n’aboutit pas. Ne nous trompons toutefois pas sur les objectifs poursuivis par ces deux personnalités. Il s’agit de favoriser la production économique en créant un vaste marché qui serait un moyen de réduire les coûts de production tout en élargissant la demande. Mais ces projets économiques ont indirectement des conséquences politiques et sociales qui sont bel et bien envisagées par ces personnalités. Ainsi, Dannie Heineman propose des institutions politiques supranationales. De son côté, Louis Loucheur estime qu’un projet d’États-Unis économiques d’Europe doit être accompagné d’une certaine homogénéisation des conditions de concurrence en matière de législation sociale, notamment en termes de durée du travail.

L’idée d’un marché commun est également présente lorsque Robert Schuman propose son plan le 9 mai 1950. En effet, il s’agit bien de mettre en commun les productions de base de charbon et d’acier tout en instituant une Haute Autorité politique dont les décisions lient les États. Mais Robert Schuman énonce également : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble ; elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait ». Ces derniers mots sont importants. À travers le concept de « solidarité de fait », Robert Schuman entend indirectement que la mise en commun d’une politique entraîne inévitablement une mise en commun dans d’autres secteurs économiques, politiques ou encore sociaux. L’idée de Robert Schuman consiste à faire collaborer les États dans un domaine – en l’occurrence dans la production du charbon et de l’acier – pour les forcer à devoir collaborer par la suite dans d’autres domaines. Autrement dit, il s’agit d’une vision intégrée des politiques économiques. Qu’en est-il à l’heure actuelle ? L’idée originale de Robert Schuman s’est en partie réalisée. En effet, l’Union européenne s’occupe de nombreuses compétences de notre vie de tous les jours, ce qui confirme l’interprétation de la « solidarité de fait ». Mais cette idée n’est pas poursuivie jusqu’à son terme. Toute une série de politiques ne sont pas intégrées au niveau européen alors qu’elles sont intimement liées aux politiques économiques. Pensons par exemple à la politique sociale ou à la politique migratoire. Dans ces domaines, les États ne souhaitent absolument pas perdre leurs prérogatives (cf. le premier paradoxe que nous avons soulevé). Au final, il semble que les idées originelles en termes de libre-échange et de marché commun ont totalement dévié de leur trajectoire en exacerbant un libéralisme strictement économique alors que les dimensions politiques et sociales sont indissociablement liées au libre-échange et au marché commun.

Les deux paradoxes que nous avons soulignés montrent à quel point l’Union européenne n’arrive pas à envisager la mise en place d’un système politique autre que le modèle étatique qui poursuit exclusivement un libéralisme économique.

Penser le système politique de demain nécessite d’avoir une vision globale pour que les politiques publiques offrent une certaine cohérence et surtout, garantissent le vivre-ensemble. Au-delà de l’unique vision libérale, au sens strictement économique, les crises que connaît actuellement l’Union européenne révèlent un double échec.

D’une part, l’Union européenne a été incapable d’offrir une réponse globale à des problèmes qui la dépassent. Il est vrai que Robert Schuman en avait conscience lorsqu’il affirmait que l’Europe ne se ferait pas « d’un coup, ni dans une construction d’ensemble ». Mais la logique étatique qui consiste à séquencer les politiques publiques et à ne donner que des compétences limitées à l’Union européenne n’est pas satisfaisante. Au-delà de l’échec de l’Union européenne, c’est avant tout l’échec de la collaboration entre les États européens. Est-ce à dire qu’il faudrait « plus d’Europe », en confiant donc plus de compétences et de pouvoir à l’Union européenne ? Peut-être. Mais à la condition que le deuxième échec soit intégré dans la réflexion.

D’autre part donc, l’Union européenne, en sacralisant la libre-concurrence, s’est éloignée de la philosophie originale des projets d’États-Unis d’Europe mis sur la table dès le XIXe siècle, notamment par Victor Hugo (1849). Une commune solidarité – voulue par toutes les parties prenantes – a bien souvent constitué la pierre angulaire de ces projets. En toile de fond, une question fondamentale est donc soulevée concernant une construction européenne : comment construire un système politique dont le fonctionnement garantit une certaine solidarité entre les communautés qui le constituent ? À cet égard, dans son Discours d’ouverture du Congrès de Paris, en 1849, Victor Hugo insiste à plusieurs reprises sur la « fraternité européenne » et la « fraternité des hommes » afin d’appeler à une véritable solidarité au sein des États-Unis d’Europe qu’il propose.

La solidarité est au cœur de l’idée européenne. Elle constitue le fondement de la construction européenne durant l’après-guerre. Or, comme observateurs de la vie politique, nous pouvons tous constater que cette solidarité s’est évaporée. Le projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe a fini par échouer car les États ont privilégié leur propre souveraineté à une souveraineté qui pouvait être collective. La crise des dettes publiques a clairement montré que la solidarité étatique présente des limites lorsqu’il est question d’argent… Les défis migratoires ont été envisagés dans une perspective d’égoïste inhumanité. Même lorsqu’Angela Merkel affirme que « nous y arriverons ! » (« Wir schaffen das ! »), le 31 août 2015, elle est directement blâmée par les autres États, voire pire, sanctionnée par ses concitoyens. Enfin, le Brexit est certainement l’archétype de l’exclusivisme d’un État. Les Britanniques – qui n’ont jamais tout à fait souhaité rentrer dans l’Union européenne, anciennement Communautés économiques européennes – estiment que cette Union doit avant tout leur garantir un juste retour de l’argent qu’ils y investissent. Si ce n’est pas le cas, alors il convient de quitter le bateau commun. Pourtant, une commune solidarité européenne n’implique-t-elle pas inévitablement un partage des ressources, à destination des citoyens ou des États moins nantis ?

Ce manque évident de solidarité qui devient désormais la marque de fabrique de l’Union européenne nous pousse à entrevoir une prochaine déconstruction de l’Europe.

Certains nous diront que nous sommes durs à l’égard du projet européen et qu’il y a encore des raisons de le poursuivre. Certes… L’idée européenne nous donnait de l’espoir. Depuis les années 2000, notre déception ne fait que prendre de l’ampleur, jours après jours.

Pour aller plus loin : Grandjean, Geoffrey,
Histoire politique de la construction européenne,
Bruxelles, Larcier (à paraître en 2020).