Aide-mémoire>Aide-mémoire n°90

Les trois vies d’Henning von Tresckow

Par Jean-Louis Rouhart

Il est désormais admis que la littérature épistolaire constitue une source épistémologique non négligeable pour la connaissance des faits historiques, au même titre que les documents officiels, les témoignages oraux et écrits, les dessins et photographies d’époque ou les œuvres littéraires et filmographiques basées sur ces faits historiques. Une nouvelle preuve nous en est fournie par l’étude des lettres du général allemand Henning von Trescow. Ces lettres, conservées par sa fille Uta, sont inédites. Elles font l’objet d’un article paru récemment dans le magazine allemand Stern1 et signé par la journaliste Ruth Hoffmann, à qui l’on doit du reste un ouvrage sur les enfants de la Stasi2.

L’auteure retrace la vie de ce général de la Wehrmacht peu connu du grand public, qui, d’abord imprégné des idées du national-socialisme, fit carrière dans l’armée allemande, puis, confronté au caractère monstrueux et criminel de l’Opération Barbarossa en Union soviétique, prit la décision de s’opposer aux plans de conquête et de destruction du Führer. À l’instar des généraux Claus Schenk von Stauffenberg et Ludwig Beck, il complota pour commettre un attentat sur Hitler et renverser le régime. Réunissant au sein de son état-major des officiers résistants, il tenta de gagner à sa cause d’autres militaires haut placés, fomenta des attentats visant Hitler, dont celui du 13 mars 1943, qui consistait à placer des mines dans l’avion personnel d’Hitler en visite à des troupes stationnées à Smolensk (URSS). On sait que la tentative, comme toutes les autres, échoua. Impliqué dans la préparation de l’attentat manqué du 20 juillet 19443, le général préféra se suicider avant l’arrivée de la Gestapo.

Ces faits sont consignés dans les documents officiels de l’armée allemande et rapportés par différents témoins. Ils sont corroborés par le courrier clandestin que le général a entretenu avec le général von Stauffenberg. On lit ainsi dans une lettre datée de juillet 1944 que l’attentat devait réussir « coûte que coûte », parce que le mouvement de résistance en Allemagne, « avait lancé, au péril de sa vie, une opération décisive aux yeux du monde et de l’Histoire4 ».

Par ailleurs, l’analyse des lettres transmises par le général à sa famille et conservées jusqu’à ce jour par sa fille Uta, apporte des éléments complémentaires d’information. C’est ce que montre la journaliste Ruth Hoffmann qui a lu cette correspondance entre les lignes. Allant au-delà des considérations de façade destinées à dissimuler les véritables visées du général, elle met en exergue son caractère tourmenté, tiraillé entre l’exécution de ses fonctions en tant que général, sa volonté de renverser le régime et son attachement à sa famille qu’il mettait en danger. Ces trois motivations contradictoires, ces « trois vies », apparaissent, selon l’auteure, en filigrane dans certaines lettres. C’est ainsi par exemple que durant l’été 1942, au moment où le général prépare secrètement l’attentat du 13 mars 1943, il écrit qu’il a le sentiment d’avoir à présent une démarche « plus aisée et plus décidée » et que son for intérieur est devenu « plus libre et plus ferme ». Plus loin, il note qu’il aperçoit dans l’obscurité ambiante « une lumière qui brille5 ». En septembre 1942, combattant sur le front russe, le général a l’imprudence de faire part, par écrit, de son souhait d’être démis de son poste.6

Ces éléments, qui nous semblent intéressants, n’apparaissent pas nécessairement clairement dans d’autres sources. Ils sont mis en évidence grâce à l’étude de la correspondance, qui apporte ainsi en tant que source épistémologique sa contribution à une compréhension plus fine des faits historiques.

  1. Ruth Hoffmann, « Ein Mann, drei Leben » (Un homme, trois vies), in Stern, n° 30, 18/7/2019, pp. 88-93.
  2. Ruth Hoffmann, Stasi-Kinder. Aufwachsen im Überwachungsstaat, Berlin, Ullstein, 2012.
  3. Le complot du 20 juillet 1944, aussi appelé
    « Opération Walkyrie », est une tentative d‘assassinat visant Adolf Hitler, planifiée par des conjurés civils et militaires souhaitant le renversement du régime nazi afin de pouvoir négocier la fin de la Seconde Guerre mondiale avec les puissances alliées (Wikipedia).
  4. Voir l’article de Ruth Hoffmann, p. 93. Traduction de l’auteur.
  5. Idem, p. 92.
  6. Idem, p. 91.