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On a (pas) besoin d’un fantôme : retour sur une pièce de résistance

Par Raphaël Schraepen

Lorsque j’ai initié le projet scolaire d’une pièce de théâtre où des jeunes élèves rendraient hommage à d’autres jeunes, ceux qui ont créé le journal clandestin Vedem à Terezin, et plus particulièrement Hanuš Hachenburg, auteur de la pièce On a besoin d’un fantôme parue dans ce même journal, j’étais loin de penser à l’impact qu’il aurait. Tout d’abord, sur base d’un texte, notre équipe (avec l’aide des directions des écoles Naniot et Waha, à Liège) a obtenu le Prix Arthur Haulot 2017 du Parlement wallon. Ce prix, assorti de la somme de 7000 euros, nous a permis de voir plus grand.

Photo prise pendant la pièce On a (pas) besoin d’un fantôme

Nous avons pu engager deux metteurs en scène, Eugène Egle et Simon Drahonnet. Ensuite, du coup, la pièce de Hanuš a pu être mise en situation et créée par des marionnettistes, comme le jeune auteur le voulait. Tout autour, les élèves de l’École primaire Naniot et de l’Athénée de Léonie de Waha ont écrit une histoire, celle de la résistance des enfants et des adolescents à Terezin. Christian Mans, ancien préfet de l’Athénée de Waha, a canalisé et organisé les textes des jeunes, sans se montrer le moins du monde intrusif. Une institutrice, Sandrine Vanhaelen, et deux professeurs d’histoire, Fanny Médart et Nathanaël Brugmans, ont fourni un soutien pédagogique énergique. De mon côté, j’ai tenu à ce que nulle absurdité historique ne dénature le propos. Certes, nous avons dû adapter la réalité, après tout, il s’agissait d’une fiction. Nous avons également dû composer avec le fait qu’il y avait davantage de jeunes actrices que de jeunes acteurs. Ainsi, j’ai pris la responsabilité de « mélanger » garçons et filles, alors qu’ils étaient séparés à Terezin.

Certains jeunes ont interprété des personnages imaginaires, d’autres avaient la responsabilité de faire revivre celles et ceux qui ont existé et, dans certains cas, vivent toujours : Hanuš Hachenburg a été assassiné à Auschwitz deux jours avant ses 15 ans, tout comme le rédacteur en chef de Vedem, Petr Ginz, à peine plus âgé. Mais sa soeur Chava Ginzova se partage entre la République tchèque et Israël, et Sidney Taussig, le « sauveur » de Vedem, vit en Floride. Un adulte a joué le rôle de l’éducateur Valtr Eisinger. Des filles ont joué le rôle de garçons, mais qu’importe ? L’esprit a été respecté.

D’autres jeunes, non comédiens, ont travaillé dans l’ombre. C’est le cas des quatre compositeurs de l’« Hymne de Terezin », et, plus bluffant encore, des quatre qui ont créé les marionnettes (sous la houlette de Laurent Steppé, qui n’a utilisé que du matériau de 1938 pour éviter tout anachronisme !) dans le plus grand secret jusqu’aux ultimes répétitions !

Nos jeunes ont donc aussi été aidés par des comédiens professionnels, beaucoup d’entre eux étant des réguliers du Théâtre Le Moderne, à Liège toujours. En effet, seuls des adultes pouvaient jouer de façon crédible les parents des jeunes, les éducateurs, mais aussi les nazis et les représentantes de la Croix rouge. La pièce a donc été jouée au Moderne ainsi qu’à la Cité Miroir.

Photo prise pendant la pièce On a (pas) besoin d’un fantôme

Venons-en à la musique ! J’avais choisi neuf des douze morceaux, mais je cautionne les trois autres sans réserves ! Pour la partie « réaliste », avec acteurs, j’avais voulu des compositeurs ayant été à Terezin. Ainsi, la pièce s’ouvre sur un quatuor à cordes, l’unique pièce connue de Jiri Kummermann, assassiné à 17 ans. La première nuit des enfants à Terezin est un moment extrêmement émotionnel, presque insupportable. On entend quelque chose de tendre, de rassérénant : la berceuse Wiegala d’Ilse Weber. Deux pièces bien distinctes de Zikmund Schul rythment la vie à Terezin : création du journal, de la République de Skid, et aussi le monologue révolté du personnage imaginaire de Raphaël (ce n’est pas moi qui ai choisi le prénom !), joué par une fille.

Changement radical de ton quand commence la pièce de Hanuš. Elle est sarcastique, grotesque, la musique est à l’avenant. Les marionnettistes sont des enfants, mais les rôles sont dits par les comédiens adultes qui reviennent sur scène comme récitants haut en couleur.

Je n’ai pas choisi le premier morceau, mais il convient très bien pour la danse ridicule du roi infatué Analphabète Gueule 1er : du Lully détourné. Ensuite, pour ponctuer les diverses actions, presque toutes très rapides, Paul Hindemith, George Antheil et Erwin Schulhoff, trois musiciens déclarés dégénérés par les nazis. Nouveau détournement pour la musique du Sorcier un peu beaucoup escroc : une pièce religieuse orthodoxe du russe Shvedov. La finale au cirque est dévolue à une musique répétitive d’Erik Satie.

À l’issue de la pièce de marionnettes, retour dans la « vraie vie » et dans le tragique. Nous sommes transportés au printemps 1945. Il ne reste que trois enfants : Sidney Taussig, Chava Ginzova et Raphaël. Où sont leurs amis ? Que faire de leur legs ? On entend les premières mesures du Chant des Partisans. Pendant leur conversation où on se rend compte que la petite Chava a maintenant perdu son innocence enfantine, on entend enfin la pièce composée par nos jeunes, qui ont plus ou moins l’âge de Jiri Kummermann entendu au début : c’est leur Hymne de Terezin interprété par Tiziana Dozin à la flûte et Marius Schoobroodt au piano.

Ce moment est très dense. Mais l’émotion est portée à son comble lorsque, à leur vibrant serment de faire connaître leur histoire aux générations futures, répond la troupe toute entière qu’on ne savait pas dissimulée derrière le mur : « Vedem vivra ! ». Ce ne sont pas les fantômes des enfants assassinés. Ils incarnent un éternel espoir, et ils ont le droit de l’incarner, eux qu’un système avait voulu désespérer. Vedem vivra, Vedem vit, tous ces enfants vivent, éternellement.

À présent, un second projet se profile. Il s’agit cette fois de rendre hommage à la résistance des jeunes filles à Terezin, résistance encore moins connue que celle des garçons. Toujours dans un but de transmission, nous ferons revivre les « filles de la chambre 28 », principalement à travers la jeune Anna Flachova (1930-2014). À suivre donc…

Pour aller plus loin :

· Hanuš Hachenburg, On a besoin d’un fantôme, Schiltigheim, Éditions Rodéo d’âme, 2015.

· Raphaël Schraepen, Pas d’oiseau sur les fils, Préface de Francesco Lotoro, Liège, éd. Territoires de la Mémoire, 2015.