Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°90

Mots
Union européenne

Par Henri Deleersnijder

Depuis sa lointaine origine, le Vieux Continent, selon une appellation du langage courant, est resté désuni, périodiquement entraîné dans des affrontements sanglants qui laisseraient entendre que la guerre est son lot naturel et ses rares périodes de paix des bouffées d’air passagères. Rien qu’au cours du terrible XXe siècle, deux guerres devenues mondiales s’y étaient déclenchées. Constat qui, après 1945, amena plusieurs grands témoins des heures sombres de leur existence à jeter les bases de l’Union européenne (UE) : Jean Monnet et Robert Schuman furent les principaux pionniers de ce projet.

Aujourd’hui, cet édifice, patiemment construit durant de longues années, risque de se lézarder, sinon de s’effondrer, miné par les effets délétères d’un désamour qui prend parfois la forme d’un rejet pur et simple. Défiance et hostilité mettent à mal la concrétisation d’une idée qui s’est forgé un chemin, tout au long des siècles et malgré les embûches, grâce aux écrits de penseurs désireux d’unifier l’Europe pour y instaurer la paix, tels l’abbé de Saint-Pierre au XVIIIe siècle, Victor Hugo au XIXe et Aristide Briand au XXe pour ne citer que trois parmi les plus connus1.

Si l’UE ne fait actuellement plus rêver, c’est qu’elle est trop souvent perçue comme une Olympe technocratique, éloignée des préoccupations les plus quotidiennes de ses citoyens, voire une nouvelle aristocratie hors sol, formée d’experts-comptables et autres spécialistes en règles juridiques. Le sentiment d’être abandonné par un pouvoir lointain ou de n’être pas pris en considération par lui explique, dans une certaine mesure, l’euroscepticisme triomphant et le repli identitaire auxquels on assiste à présent.

Nos revendications les plus élémentaires ne sont plus entendues à Bruxelles ? Réfugions-nous par conséquent dans nos prés carrés, là où nos voix pourront rencontrer des oreilles attentives. Telle est la réponse, clairement exprimée ou simplement murmurée, des gens qui ne croient plus du tout à l’Europe. Et ce n’est pas en les traitant de « populistes » et de « nationalistes » qu’on les convaincra de l’utilité de poursuivre la construction européenne. La stigmatisation, en l’occurrence, est toujours contre-productive.

Il faut dire que depuis la victoire d’un ultralibéralisme sans états d’âme – le « There is no alternative ! » de Margaret Thatcher –, les peuples européens se sont sentis de plus en plus menacés, privés de garde-fous protecteurs alors que la globalisation des échanges ne faisait que s’étendre. En guise de perspective, leur proposer un horizon financier, et rien d’autre, ne peut leur servir de vision mobilisatrice. Car ce qu’on demande en définitive aux citoyens lambda, c’est d’accepter leur sort au nom d’une compétitivité sans cesse plus exigeante face aux mastodontes que sont la Chine et les États-Unis, sans parler des pays émergents. Mais est-ce une vie digne d’être vécue que d’être transformés en rouages résignés d’un capitalisme financiarisé ?

D’où la nécessité, pour assurer la sauvegarde du projet européen, de redonner de l’espoir aux populations et d’activer le volet social d’un édifice qui en manque cruellement. D’où aussi l’urgence de dynamiser une pédagogie montrant combien les nationalités composant la mosaïque européenne sont inter-dépendantes, historiquement fécondées par des échanges qui ont été au final toujours plus nombreux que les confrontations. Cette dimension d’ouverture, que d’aucuns jugeraient aller à l’encontre d’une soi-disant « pureté nationale », peut très bien coexister avec le sentiment d’appartenance de chaque peuple à sa mère patrie. Ici également, comme en d’autres matières, tout est dans la dose et rien n’est plus nocif que la démesure.

Il convient néanmoins de se rendre compte que, fenêtres fermées, la maison européenne risque à terme d’étouffer. Sa civilisation, qui doit tant à l’héritage antique et a tellement reçu d’apports d’autres cultures, témoigne de la composante relationnelle de ce qui l’a constituée. Les œuvres littéraires et artistiques portent la trace de ce pluralisme créateur. Mettre en évidence ce que les peuples d’Europe ont en commun, à commencer par l’histoire de leurs racines culturelles, est donc indispensable. Jean Monnet en aurait eu conscience, à qui l’on prête cette phrase apocryphe : « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture. »

Raison de plus pour dire oui à l’Europe ! Plus que jamais. Ne fût-ce que pour damer le pion aux leaders du national-populisme et de l’extrême droite, qui ont hélas le vent en poupe et risquent d’en être les fossoyeurs.

  1. Voir à ce sujet mon livre L’Europe, du mythe à la réalité. Histoire d’une idée, Bruxelles, Mardaga, janvier 2019.