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Editorial
Du Goulag russe au pénitencier US : l’éternel retour ?

Par Julien Paulus

Rédacteur en chef

Il n’est pas exagéré de considérer que le XXe siècle fut celui des extrêmes, pour reprendre le titre de l’ouvrage de l’historien Hobsbawm1. Et parmi les nombreuses catastrophes suscitées par les extrémismes de toutes sortes entre 1914 et 1991, la déportation et l’enfermement de masse furent parmi les plus terribles. L’exemple nazi est évidemment dans toutes les mémoires, mais son pendant contemporain soviétique, certes plus lointain de nous, méritait que l’on s’y arrête également.

Les camps du Goulag eurent une longévité bien plus importante que leurs vis-à-vis nazis. Et pour cause, nous pouvons considérer que la période « de référence » du système concentrationnaire soviétique s’étend de 1930 à 1953, soit à peu près la phase de pouvoir absolu de Joseph Staline (étant entendu que le Goulag existait déjà avant 1930 et perdura bien après 1953). Sur cette période, on estime à une vingtaine de millions le nombre cumulé d’entrées au Goulag. Ce chiffre doit toutefois être immédiatement relativisé car, comme le rappelle Nicolas Werth, « la rotation des détenus du Goulag était très importante : entre 20 et 40% des détenus étaient relâchés chaque année2 ». L’année 1950 marque cependant l’apogée du système, avec 2.760.095 personnes détenues. Quant au taux de mortalité, il varie fortement d’une année à l’autre entre 1930 et 1953. Les années de guerre 1942 et 1943 furent les plus terribles à cet égard, avec la mort de 18,2 et 16,8% de la population carcérale, soit un total de 660.947 détenus. Ce taux chutera ensuite à la fin de la guerre. Au total, on estime à près de 1.700.000 le nombre de détenus morts au Goulag sur la période donnée3.

Aujourd’hui, la Russie se débat difficilement avec ce passé, écartelée entre le nécessaire inventaire historique et la volonté de préserver intact le sentiment national. Comme l’écrit Delphine Daniels (voir p.2), la mémoire officielle russe à cet égard semble davantage s’orienter vers la mémoire des victimes (celles du Goulag au même titre que celles de la guerre) que vers le questionnement de la responsabilité des criminels. Les crimes « sont reconnus mais minimisés, perçus comme les dommages collatéraux inévitables à l’établissement d’un pouvoir fort dont l’accomplissement suprême fut la victoire sur l’Allemagne nazie, désignée comme le mal absolu ».

Quant à l’enfermement de masse, il reste hélas une réalité contemporaine. Si l’on consulte les statistiques, c’est à présent la plus grande démocratie du monde qui détient le triste record, toutes catégories, du recours à la prison. Au 31 décembre 2016, les États-Unis comptait un total de 2.121.600 personnes emprisonnées, soit près de 25% de la population carcérale mondiale, soit un ratio de 655 prisonniers pour 100.000 habitants. À titre de comparaison, le ratio de la Russie la même année était de 366, et celui de la Chine de 118. Le recours massif à la privatisation des prisons et donc l’émergence d’une logique de « rentabilité de l’enfermement » (voir pages 4 et 5) pourraient expliquer ces chiffres hallucinants. De même que la possibilité pour pas mal d’entreprises d’utiliser ainsi une main d’œuvre très bon marché et privées de tous droits. Un peu dans l’esprit… du Goulag.

Il semble bien malheureusement que, du point de vue de la question qui nous occupe, ce début de XXIe siècle ne soit que le prolongement de son prédécesseur.

  1. Eric J. Hobsbawm, L’âge des extrêmes : le court Vingtième siècle 1914-1991, Bruxelles, Complexe, 2003.
  2. Nicolas Werth, La terreur et le désarroi : Staline et son système, Paris, Perrin, 2007, p. 203.
  3. Voir Idem, pp. 203-221.