Aide-mémoire>Aide-mémoire n°91

Mots
Enfermement

Par Henri Deleersnijder

9 novembre 1989 : un mur tombe à Berlin, le Mur de la guerre froide. Et l’espoir d’un monde apaisé, réconcilié, pris dans une spirale euphorique, prend son essor. La démocratie – libérale, en l’occurrence – est à portée de main pour tous les peuples. Se replonger à ce propos, au lendemain de la chute du totalitarisme soviétique, dans la lecture du livre de Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme1.

30 plus tard : l’optimisme est en berne, les deux Europe – de l’Ouest et de l’Est – sont séparées par un mur d’incompréhensions. Et les murs, clôtures et autres barrières de séparation prolifèrent, lacérant la planète un peu partout : entre les États-Unis et le Mexique, Israël et la Palestine, l’Iran et l’Afghanistan, l’Arabie saoudite et l’Irak, Ceuta et le Maroc, la Hongrie et la Serbie, etc. L’Union européenne elle-même est en passe de se muer en forteresse, empêchant les migrants d’y entrer. Se souvenir à ce sujet de la minutieuse exploration de la naissance de la prison dans l’ouvrage de Michel Foucault, Surveiller et punir2.

Rien de nouveau sous le soleil donc ? Grande muraille de Chine, limes de l’Empire romain, enceintes médiévales, lignes de défense de l’entre-deux-guerres, ghettos de la Seconde Guerre mondiale, rideau de fer d’après-1945, centres fermés contemporains : les hommes ont toujours voulu se protéger de leurs semblables, soit pour les empêcher de s’échapper, soit pour les empêcher d’entrer. Sans pour autant y parvenir totalement.

Et s’il y avait, en définitive, quand même du nouveau ? Dans les têtes cette fois. Le too much est frappé d’ostracisme au nom d’un « politiquement correct » qui est en train de phagocyter les esprits : les caricaturistes en savent quelque chose qui sont mis sous pression, quand ils ne sont pas simplement l’objet de menaces ou de tueries. Le New York Times a d’ailleurs décidé de renoncer au dessin de presse à connotation politique.

C’est qu’ils sont légion aujourd’hui ceux qui font profession d’être indignés. À croire qu’être choqué est la dernière façon d’être au monde. On est bien loin du slogan de Mai 68 - « Il est interdit d’interdire » – dont on a pu certes contester le ton ridiculement péremptoire, mais qui était au moins habité par une rassurante passion pour la Liberté !

Si on laisse le champ libre aux Savonarole de la morale, aux Torquemada de la santé, aux ayatollahs de l’hygiénisme ou de l’ascétisme, aux nouveaux censeurs des œuvres d’art, cinématographiques en particulier, pour sûr que notre société déjà en proie aux turbulences risque de cingler vers des horizons aseptisés.

La fin du Moyen Âge, hantée par l’apocalypse, avait connu ces poussées de repentance allant jusqu’à des scènes publiques d’autoflagellation. Si l’on n’y prend garde, on pourrait assister, en notre postmodernité anxiogène, au retour de nouveaux croisés fustigeant le plaisir de vivre.

Bref, en présence de ce confiné qui nous guette, de cet enfermement qui risque de nous piéger, envie de hurler : de l’air, de l’air ! Et de revendiquer, haut et fort, le droit de rire ! Puisque c’est, Rabelais dixit, le propre de l’espèce humaine…

  1. Coll. « Champs », Paris, Flammarion, 1992.
  2. Coll. « Bibliothèque des histoires », Paris, Gallimard, 1975.