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Lettres du Goulag

Entretien avec Jean-Louis Rouhart

Dans la perspective de la parution prochaine, aux éditions des Territoires de la Mémoire, de son nouvel ouvrage Lettres du Goulag, rencontre avec Jean-Louis Rouhart, déjà auteur, en 2015, d’une impressionnante étude consacrée à la correspondance illégale dans les camps de concentration nazis.

Deborah Colombini : Votre ouvrage à paraître s’intitule : Lettres du Goulag. Correspondance de détenus dans les lieux d’incarcération et d’internement du Goulag. Que signifie en fait le terme « Goulag » ?

Jean-Louis Rouhart : Le terme « Goulag » est effectivement l’acronyme de mots russes qui signifient « Direction Générale (ou Administration centrale) des Camps et des Colonies de Redressement par le Travail ». La dénomination apparaît le 10 juillet 1934, date à laquelle est instituée par un décret une administration centrale unique des camps et des colonies de travail pénitentiaire, intitulée « Goulag ». L’acronyme, qui désignait au départ une division administrative du Commissariat du peuple à l’Intérieur (le NKVD) a fini par qualifier une administration gérant un immense réseau regroupant des camps, des prisons, des colonies de travail pénitentiaire, des villages d’exil et d’autres lieux de détention encore.

Jean-Louis Rouhart

Deborah Colombini : On a beaucoup écrit sur l’histoire du Goulag, en quoi votre étude revêt-elle un caractère original ?

Jean-Louis Rouhart : En effet, le Goulag a déjà fait déjà l’objet d’une quantité impressionnante d’études. Notre ouvrage se concentre sur un aspect du Goulag qui n’a jusqu’ici jamais été traité d’une manière systématique en langue française, à savoir la correspondance des détenus. Le sujet a certes déjà été traité partiellement par certains auteurs, mais dans d’autres langues. Pour élaborer ma synthèse et établir mon corpus de lettres, je me suis basé essentiellement sur trois ouvrages rédigés dans des langues étrangères. Le premier est un catalogue d’une exposition en langue russe, intitulé PраЬо perepiski (« Droit à la correspondance »), qui porte sur l’évolution juridique des régimes de correspondance dans les différents lieux d’incarcération et d’internement du Goulag entre les années 1920 et les années 1950. L’ouvrage s’appuie sur des archives officielles, des témoignages et en partie sur des extraits choisis de la correspondance de certains prisonniers. Le deuxième ouvrage se présente également sous la forme d’un catalogue en langue russe. Son titre peut être traduit en français par Lettres de pères. Lettres de pères transmises du Goulag à leurs enfants. Il rassemble en effet des extraits de lettres de pères de famille détenus dans des camps et des prisons du Goulag durant une période s’étalant de 1932 à 1949. Enfin, je me suis appuyé sur une troisième série de lettres publiées en 1925 sous le titre abrégé de Letters from Russian prisons. Il s’agit d’une centaine de lettres sorties le plus souvent clandestinement durant les années 1923-1924 de prisons et de camps de Russie, en particulier des camps du Nord, et qui ont été traduites en anglais. Les auteurs étaient des prisonniers politiques membres de partis adversaires du parti bolchévique qui étaient détenus ou exilés pour avoir exprimé leurs idées politiques et participé à des activités qui étaient interdites par le pouvoir en place. Les lettres de ces opposants furent transmises à des membres de partis frères réfugiés à l’étranger afin de stigmatiser la situation des victimes des répressions. C’est sur les informations et les extraits de lettres contenus dans ces différentes sources que je me suis principalement basé pour rédiger mon étude, en abordant non seulement l’importance et la thématique de cette correspondance, mais aussi les formes qu’elle a prises, les aspects linguistiques et stylistiques ainsi que la valeur épistémologique de ces lettres par rapport aux autres sources de connaissances sur le Goulag.

Deborah Colombini : Vous êtes également l’auteur d’un ouvrage consacré à la correspondance dans les camps nazis (Lettres de l’ombre. Correspondance dans les camps de concentration nazis, Liège, Les Territoires de la Mémoire, 2015), avez-vous pu établir des analogies en matière de correspondance entre les mondes concentrationnaires nazi et soviétique ?

Jean-Louis Rouhart : Oui, chaque fois que cela été possible, j’ai comparé la correspondance, en particulier la correspondance illégale, dans les deux types de camps. C’est ainsi que l’on peut faire des analogies entre les lettres clandestines et les lettres cryptées qui sont sorties illégalement des camps, les lettres illustrées, les billets jetés des trains menant aux camps de concentration et d’extermination nazis (les « Trains de la mort ») et les messages sortis des convois menant les détenus vers les camps du Goulag. À la rigueur, on peut même faire un rapprochement entre les lettres issues des prisons politiques préventives du Goulag et les lettres émanant des camps d’internement et de transit situés en France et aux Pays-Bas qui ont alimenté les trains de déportation vers l’Est.

Deborah Colombini : Vous relevez et passez en revue un certain nombre de lettres provenant de différents lieux d’incarcération et d’internement du Goulag. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Jean-Louis Rouhart : Comme on le sait, « l’Archipel du Goulag » comportait une très grande diversité de lieux d’incarcération et d’internement. Dans mon ouvrage, je traite séparément et décris les caractéristiques des lettres émanant de ces différents lieux. À côté des lettres des camps de rééducation par le travail (camps ITL), je passe également en revue les lettres provenant des prisons politiques préventives, celles qui furent jetées de convois, les lettres transmises des prisons de passage (« de transit »), les lettres des « isolateurs politiques » et des « prisons spéciales du NKVD ». J’aborde également, mais d’une manière succincte, la correspondance des prisonniers politiques assignés à résidence dans les villages « spéciaux », les lettres de citoyens soviétiques de nationalité « ennemie » internés dans les camps de l’Armée du Travail et les lettres en provenance des hôpitaux psychiatriques « spéciaux ».

Deborah Colombini : Vous évoquez les « lettres des pères », de quoi s’agit-il ? Quelles en sont les spécificités ?

Jean-Louis Rouhart : Il s’agit de lettres transmises par des pères détenus dans des prisons du Goulag à leurs enfants, dans le but, entre autre, de transférer des connaissances à ces enfants sous forme de textes agrémentés parfois d’illustrations et/ou de leur donner des conseils d’ordre moral et pratique pour leur vie quotidienne et professionnelle future. Les auteurs des lettres, des personnes cultivées pour la plupart, étaient conscients qu’ils avaient peu de chances de revenir dans leurs foyers – de fait, presque tous ont été fusillés après quelques années de prison ou bien sont morts prématurément de faim, de maladies ou d’épuisement en effectuant des travaux forcés. Sachant ce qui les attendait, ils étaient soucieux de continuer l’éducation de leurs enfants, de les aider à se construire un monde intérieur, de leur donner une orientation morale, de les diriger dans leurs études, dans leur choix d’une orientation professionnelle. Tant qu’ils en avaient encore la possibilité, ils désiraient transférer à leurs enfants les valeurs qu’ils considéraient comme essentielles, comme l’enseignement, l’instruction, le souci du travail créatif et réalisé pour le bien de la société, valeurs qui contrastaient avec le travail dénué de sens qu’ils devaient accomplir dans les camps.

Deborah Colombini : Les lettres autorisées sont à distinguer des lettres clandestines. Quelles différences avez-vous pu observer relativement à leurs contenus ?

Jean-Louis Rouhart : Les lettres des pères, par exemple, sont des lettres officielles, autorisées. Elles n’abordent que très rarement la réalité des camps ou des sujets d’ordre politique, en raison de la censure et/ou de l’autocensure, ces prisonniers ne voulant pas traumatiser leur famille. Les lettres clandestines, notamment celles intitulées Letters from Russian prisons, au contraire, ne manquent pas de fustiger avec virulence les conditions effroyables dans lesquelles devaient vivre les prisonniers dans les prisons du Goulag durant les années 1920. Il y est question de cellules froides et humides, de surpopulation carcérale, de rations de nourriture réduites, d’appels interminables, de travaux forcés très durs, de maladies, de prolifération d’insectes et de carences alimentaires. Les prisonniers font également mention, à de nombreuses reprises, de grèves de la faim, de tortures, d’actes de brutalité de toutes sortes, de punitions et châtiments, de rafales tirées sur les murs des prisons et de révoltes réprimées dans le sang, etc.

Deborah Colombini : Une réflexion à laquelle nous sommes régulièrement confrontés porte sur la place qui serait plus spontanément accordée à l’histoire des totalitarismes de droite comparativement aux totalitarismes de gauche. Vous qui avez étudié et l’une et l’autre à travers le prisme de la correspondance, quelle est votre opinion sur la question ?

Jean-Louis Rouhart : Parler de la place respective qui est accordée à l’histoire des totalitarismes de gauche et de droite, c’est devoir expliquer la différence d’appréciation dans la manière d’appréhender les camps ITL et les camps nazis dans le monde occidental et dans la Russie d’aujourd’hui. L’Occident a tendance à juger moins sévèrement les camps soviétiques. L’historienne américaine Anne Applebaum explique ce fait notamment par les lacunes dans la connaissance du Goulag, qui correspondraient à une pénurie d’images et de films dans la culture populaire occidentale. L’idée que les idéaux de justice sociale et d’égalité propagés par Union soviétique n’étaient pas forcément rejetés comme l’étaient les théories racistes de l’Allemagne hitlérienne a certainement joué un rôle, de même que les efforts de l’extrême gauche occidentale pour tenter d’expliquer et d’excuser les camps, de minimiser la terreur qui y régnait et de faire l’impasse sur les premiers témoignages des prisonniers du Goulag. Par ailleurs, on constate actuellement dans la population russe un désintérêt assez général pour la problématique du Goulag. Quand le thème est abordé, on assiste, selon la société du Memorial, à une « guerre des mémoires », une concurrence entre le souvenir des victimes du Goulag et la mémoire sacralisée des victimes de la Seconde Guerre mondiale. Pour des raisons politiques, les pouvoirs publics mettent plutôt en exergue de nos jours les réalisations économiques et scientifiques de l’Union soviétique et font circuler l’idée, soutenue par des personnalités influentes, que les camps constituaient une nécessité historique pour sortir le pays de l’arriération et gagner la guerre contre l’Allemagne. Cette affirmation n’a rien de surprenant, quand on sait que les descendants idéologiques du parti, les anciens communistes, qui ont intérêt à dissimuler le passé, continuent de peser lourd au sein des élites intellectuelles, médiatiques et économiques du pays.

Cela dit, la lecture de la correspondance des victimes de ces régimes totalitaires contribue à renforcer l’idée qu’il y a, au-delà des différences d’ordre idéologique, de nombreuses similarités entre les deux types de camps. Le courrier des détenus, qu’il émane des camps de concentration nazis ou des camps ITL, reflète les mêmes atteintes graves aux droits de l’homme et du citoyen commises dans ces camps. On retrouve dans les lettres des victimes pratiquement les mêmes suppliques, les mêmes désirs, les mêmes sentiments que l’on peut qualifier d’universels. On peut lire dans le courrier des concentrationnaires des deux camps, surtout dans les écrits clandestins, des descriptions assez similaires du quotidien des prisonniers, caractérisé par des conditions de vie abominables, des maigres rations alimentaires, des travaux forcés éprouvants, une lutte quotidienne pour survivre, des exécutions arbitraires, des décès suite à un épuisement physique, un manque de nourriture et de soins, etc. Tant dans le courrier des détenus des camps ITL que dans celui des prisonniers des camps de concentration nazis – on parle bien des camps de concentration, et non des camps d’extermination – on perçoit le même processus mortifère lent et implacable, dû à l’utilisation exhaustive et sans vergogne de la force physique de travailleurs remplaçables et jetables, dont le sort n’intéressait guère les autorités. De ce point de vue, l’étude de la correspondance du Goulag apporte sa pierre à l’édifice d’une meilleure compréhension des lieux de détention des régimes totalitaires.