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Quelle mémoire du stalinisme en Russie ? Bref état des lieux

Par Delphine Daniels

La place de la mémoire du stalinisme dans la mémoire collective russe depuis la perestroïka permet d’illustrer les liaisons entre l’évolution du contexte politique d’un État et l’apparition de nouvelles interprétations officielles de l’Histoire mettant en jeu les tensions mémorielles, les exigences identitaires et les usages politiques du passé.

L’assouplissement des contraintes en matière de libertés d’action et d’initiative initié depuis la fin des années 80 a permis de libérer le travail critique des historiens jusque-là entravé par l’idéologie soviétique qui imposait une version officielle de l’Histoire basée sur le triomphe de la lutte des classes. Les thèmes du tsarisme et du stalinisme peuvent faire l’objet de recherches historiques, alors qu’auparavant l’oblitération du passé par la censure en empêchait toute interprétation.1

© Vladimir OKC

Cette réévaluation de l’Histoire a eu pour conséquence immédiate un creux historiographique : l’histoire officielle soviétique et ses productions furent rejetées et les nouvelles interprétations basées sur une recherche historique ne portèrent leurs fruits qu’une dizaine d’années plus tard, laissant les enseignants totalement livrés à eux-mêmes. L’Histoire, ayant pour finalité de comprendre le passé afin de prétendre à la vérité, peut heurter la mémoire et à travers elle l’identité quand elle fait apparaître un discours différent et parfois en opposition. Ainsi, les révélations des crimes staliniens, documentés par un travail de recherche historique, déstabilisèrent l’identité russe en provoquant un sentiment nouveau de culpabilité pour le passé autoritaire dans lequel on se perçoit pourtant comme victime. Ce passé douloureux fut alors refoulé au second plan et son discours devint inaudible2.

L’arrivée au pouvoir de Boris Eltsine et le succès politique des libéraux marquent la fin du communisme et l’instauration d’un modèle libéral. L’histoire et les représentations du passé furent alors mises au service d’une idéologie libérale en quête de légitimité. La mémoire officielle convoquait un passé plus éloigné, construisant, au long des années 1990, une image idéalisée de la Russie prérévolutionnaire présentée de manière très simpliste comme un pays riche de ressources naturelles, en plein essor économique, qui aurait été l’un des plus puissants et développés sans l’intervention bolchevique3. Ce revirement mémoriel eut pour conséquence un rejet de la révolution d’Octobre, jusqu’alors célébrée comme l’acte fondateur du système soviétique, présentée désormais comme un coup d’État, œuvre marginale d’individus isolés. Cette représentation permit de diaboliser le bolchevisme et, par extension, de jeter le discrédit sur l’ensemble de la période soviétique afin de se débarrasser du poids du passé stalinien et du sentiment de culpabilité qu’il suscitait sans s’interroger sur ce qui l’a rendu possible. Refouler ce passé d’un bloc apparaissait comme une condition sine qua non à la reconstruction d’une identité collective acceptable4. Par l’occultation de la période soviétique avec laquelle il voulait rompre et, d’autre part, par la survalorisation du passé prérévolutionnaire, fantasmé comme prospère, avec lequel il souhaitait établir une continuité, le nouveau pouvoir russe donna un nouveau sens à l’Histoire, marqué par le progrès selon l’idéologie libérale occidentale. Cette nouvelle « mémoire » parvint temporairement à convaincre car elle offrait une image consolatrice tant vis-à-vis d’un passé réel qu’on voulait oublier que vis-à-vis d’un futur plein de promesses auquel il fallait croire.

Suite à la politique économique ultralibérale et ses conséquences socio-économiques désastreuses, les espoirs de 1991 s’évanouirent et laissèrent le sentiment amer d’avoir été floués. L’image de la Russie prérévolutionnaire prospère et d’un avenir économique radieux s’avérait trop éloignée dans le temps et trop peu liée au présent5. La mémoire officielle voulue par Eltsine était un assemblage de représentations du passé soigneusement choisies mais faisait fi d’une part importante des souvenirs partagés par la population. En dépit de son occultation, le passé soviétique conserve un poids important par les traces qu’il a laissées dans la mémoire vive et donc dans l’identité de la population. On constatait donc une résistance à la mémoire officielle qui mettait à mal la construction d’une mémoire collective partagée, garante de l’ancrage de l’identité collective dans la durée. La période soviétique, en particulier stalinienne, s’avérait incontournable pour que l’interprétation officielle de l’Histoire tienne la route.

Dans le même temps, le pays était plongé dans une profonde crise politique qui se solda par l’instauration d’un pouvoir exécutif fort détenu par un président et d’un pouvoir législatif, la Douma, aux pouvoirs réduits. Ainsi apparurent les prémisses d’un pouvoir plus autoritaire au service duquel seront placées la mémoire officielle et l’historiographie. Les dirigeants décidèrent de miser sur la carte du nationalisme pour reconstituer une identité collective. S’opéra alors une récupération, de la part des libéraux, des thèmes propres à la tradition conservatrice et autoritariste6.

Poursuivant la voie du nationalisme et du pouvoir autoritaire, Poutine, à son tour en tant que chef d’État, œuvre à la construction d’une identité collective solide. Dans ce but, il impose une vision de l’Histoire centrée sur « la grandeur de la Russie » qui, grâce à un pouvoir fort au service de l’esprit national, a permis au pays de s’affirmer en tant que « voie particulière » dans l’histoire des civilisations. Dans cette lecture du passé, tous les représentants autocratiques ont leur place, du Tsar à Staline dont la figure est récupérée non en tant qu’héritier du bolchevisme mais en tant que restaurateur du pouvoir absolu de l’État. Les principaux jalons de la période stalinienne que sont la violence étatique, la répression des opposants, la famine de 1932-1933 et la terreur de 1937-1938 sont reconnus mais minimisés, perçus comme les dommages collatéraux inévitables à l’établissement d’un pouvoir fort dont l’accomplissement suprême fut la victoire sur l’Allemagne nazie, désignée comme le mal absolu. Cette construction apparaît comme une réponse à la déception face au modèle occidental qui n’a pas su éviter les crises multiples et terribles au sortir de l’URSS. En parvenant à articuler dans un ensemble cohérent les besoins mémoriels et identitaires avec une instrumentalisation des évènements à des fins politiques et idéologiques, cette nouvelle version du passé devient un important vecteur de valeurs nationalistes et antioccidentales7.

Boris Kustodiev The Bolshevik 1920

Dans ce contexte, quelle place est faite à la mémoire des crimes du stalinisme en tant que violence d’État perpétrée à l’encontre de son peuple ? La mémoire du stalinisme reprise dans la mémoire officielle est la mémoire des victimes et non celle des crimes. Il n’existe aucun consensus dans la société sur l’identification des bourreaux, ni sur la qualification des crimes commis. Aucun procès à l’encontre des acteurs de la terreur stalinienne n’a eu lieu et donc aucun jugement, pouvant servir d’appui à cette qualification, n’a été rendu. De même, aucun acte juridique de l’État où le terrorisme d’État serait qualifié de crime n’a été produit.

De cette époque stalinienne, deux images entrent en concurrence : l’une décrit un régime criminel qui impose des décennies de terreur d’État et l’autre présente une période victorieuse marquée par de grandes réalisations. Ces deux images étant impossibles à concilier, la mémoire de la Terreur a été repoussée à la périphérie de la conscience nationale. Elle n’a pas totalement disparu, elle continue à exister et à se développer malgré l’absence totale de soutien, voire une certaine hostilité de la part du pouvoir en place8.

Face à cette mémoire fragmentaire, instrumentalisée pour une part et négligée pour l’autre part, le travail de mémoire, en tant qu’instrument de prise en compte des conflits d’interprétations du passé, repose donc entièrement sur la société civile dans la mesure où le pouvoir l’autorise. Depuis 1988, l’ONG Mémorial se donne spécifiquement comme objectifs de rétablir la mémoire du stalinisme dans sa complexité, tant en perpétuant la mémoire des victimes qu’en assumant la nature des crimes commis, et de la faire s’intégrer dans les consciences collectives9.

Dans les pays postcommunistes, la quête d’une nouvelle identité nationale et la légitimation des nouveaux pouvoirs se sont appuyées, et continuent à le faire, sur une réécriture du passé et une réinterprétation d’évènements ou de personnages historiques. De plus, les autorités ont à cœur de contrôler l’ensemble des interprétations qui peuvent être faites de l’Histoire. Dans ce contexte politique, la mémoire des crimes staliniens aujourd’hui en Russie a-t-elle une chance de devenir nationale ? Quelles connaissances et quelles valeurs doivent être assimilées par l’opinion publique pour ce faire ? Comment y parvenir ? Telles sont les questions, d’une actualité prégnante, que soulevait l’historien russe Arseni Roginski, fondateur de l’ONG Mémorial10.

  1. Korine AMACHER, « La mémoire du stalinisme dans la Russie de Poutine : continuité ou rupture ? » in Esprit, 2010/12, p.71.
  2. Maria FERRETTI, « La mémoire impossible. La Russie et les révolutions de 1917 » in Cahiers du monde russe, 2017/1-2, vol. 58, p.205. 3 Idem, p.206. 4 Idem, p.205.
  3. Arseni ROGINSKI, « Mémoire du stalinisme », dans Le Débat, 2009/3 n°155, pp. 121.
  4. Maria FERRETTI, art. cit., p.212-213.
  5. Idem, p.213-218.
  6. Arseni ROGINSKI, art. cit., pp. 119-130.
  7. Maria FERRETTI, « Memorial : combat pour l’histoire, combat pour la mémoire en Russie » in Le Débat, 2009/3 n°155, pp. 131-140.
  8. Arseni ROGINSKI, Idem, p.125.