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Stalinisme n’est pas communisme

Par Thomas Franck

MNEMA - Centre Pluridisciplinaire de la Transmission de la Mémoire

« Les bonnes âmes qui ont estimé subtil d’opposer à la “comptabilité macabre” établie par les auteurs du Livre noir du communisme, le recensement non moins funèbre des victimes du capitalisme, ont été suffisamment aveugles sur la signification de leur entreprise pour ne pas se rendre compte que, en prétendant mettre ainsi en balance les crimes du capitalisme et ceux du “communisme” , ils cautionnaient de facto la fausse dichotomie sur laquelle les idéologues marxistes-léninistes et leurs homologues bourgeois fondent, depuis des décennies, leurs discours mystificateurs. Ils eussent été bien mieux inspirés s’ils avaient fait précéder leur étude d’un avant-propos précisant : premièrement, que le titre Le Livre noir du communisme est inapproprié étant donné la réelle inexistence du communisme dans les ex-pays de l’Est ; deuxièmement, que les deux bilans arithmétiquement dressés doivent figurer, non pas dans deux comptes séparés, mais au passif d’un seul et même compte, l’un à la rubrique des “crimes du capitalisme privé” , l’autre à celle des “crimes du capitalisme d’État” 1. »

Le vote au Parlement européen d’une résolution visant, de façon floue et maladroite, à dénoncer tant les crimes du régime nazi que les crimes du stalinisme (19 septembre 2019) a ravivé une série de tensions politiques et idéologiques dont les enjeux sont complexes et toujours d’actualité. Contrairement à l’apparente clarté de l’appellation des premiers, les termes employés pour les seconds traduisent un malaise, voire une totale incompréhension : sont conjointement utilisées, presque indistinctement, les formules « stalinisme », « communisme totalitaire », « communisme », « régime totalitaire », « totalitarisme », « idéologie totalitaire » et « idéologie communiste ». Si le stalinisme s’est en effet bien revendiqué, comme le léninisme, d’une certaine forme de communisme, la qualification idéologique de son fonctionnement politique, économique et social ne va pas de soi. Tant les plans quinquennaux que la NEP2, les réquisitions forcées au nom de l’accumulation primitive que l’exploitation productiviste de la force de travail des zeks au sein des Goulags constituent des contre-exemples de ce qu’ont théorisé les communismes philosophiques. Plus encore, les théoriciens du socialisme réel (de Preobrajenski à Lénine) ont eux-mêmes défendu le développement d’un capitalisme d’État fondé sur une mise en concurrence et une exploitation servile des mains d’œuvre ouvrières et paysannes en URSS. La meilleure critique rendant justice à la mémoire des victimes de la terreur stalinienne, le plus souvent communistes, est celle visant à requalifier la substance idéologique de ce régime à l’aune des pratiques qui y furent mises en œuvre. En outre, contrairement à ce que laisse sous-entendre la résolution « sur l’importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe », la comparaison entre les fonctionnements concentrationnaires nazi et stalinien n’est nullement évidente. Malgré des similitudes réelles de fonctionnement, et parfois de méthode, l’idiosyncrasie de chacun de ces régimes ne peut être déniée sous prétexte d’un travail de mémoire conjoint ou d’une perspective comparatiste sommaire et partiale. Et ce point de vue ne doit en aucun cas être compris comme la caution d’un système au nom d’une distinction de fait, ni comme la victoire idéologico-politique d’un régime supposé plus pragmatique sur un autre plus totalitaire. Chacun souffre de ses propres absurdités bureaucratiques et aucun n’a le monopole du génie de barbarie.

La répression systématique des grèves, des manifestations et des soulèvements ouvriers dès les lendemains de la révolution d’octobre 1917 est souvent expliquée par les avocats de la chose comme le résultat, par réaction, d’une violence extrême induite par le contexte de guerre civile. Le massacre des marins de Kronstadt en mars 1921, qui réclamaient un retour du pouvoir aux soviets libres et la constitution d’une assemblée démocratiquement élue, ou encore l’étouffement au début des années 1920 de la Makhnovchtchina ukrainienne, partisane d’une autogestion anarchiste des terres, ne seraient l’expression que d’une lutte acharnée contre les « contre-révolutionnaires »3. Paradoxe oblige, les premiers furent les acteurs, d’ailleurs les plus brutaux, de la révolution, tandis que les seconds jouèrent un rôle indéniable dans le combat contre l’armée blanche aux côtés de l’armée rouge. Il nous semble toutefois vrai que la violence des premières années de la révolution soit le fruit d’un contexte criminogène beaucoup plus profond, en large partie hérité de l’autocratie tsariste. Ayant dû se construire clandestinement en raison des poursuites incessantes dont il fit l’objet4, le parti ouvrier social-démocrate russe (1898), dont le parti bolchevik est une émanation (1903-1912), fut visé dès la fin du XIXe siècle par des répressions, des censures et des accusations constantes. Plus encore, sa progressive construction se réalisa dans un contexte de grande brutalité économique et politique, entre autres marquée par la pratique ancestrale du bagne et de l’exil à l’encontre des opposants politiques, par la grande famine de 1891, par la guerre russo-japonaise de 1904-1905, par l’écrasement du soulèvement révolutionnaire de 1905, par la Première Guerre mondiale et par les pogromes, récurrents dans les campagnes russes et ukrainiennes. La radicalité révolutionnaire des bolcheviks dans les décennies 1900-1910, dont on peut percevoir l’ampleur dans les « expropriations » des boiéviki5 ou dans les agitations populaires organisées, est donc la conséquence directe d’une violence systémique de plus grande ampleur : elle est l’émanation, la contre-expression d’un État autocratique, inégalitaire, militariste et impérial à l’intérieur duquel s’est développée tardivement une forme archaïque de capitalisme.

Nombreux sont les commentateurs ayant mis en lumière la continuité de certaines pratiques, notamment carcérales, entre les autocrates tsaristes et les « egocrates » soviétiques6. La progressive institutionnalisation des « camps du Nord à destination spéciale » (Severnye lagueria ossobogo naznatchenia, SLON) dès les années 1920 puis leur bureaucratisation grâce à l’« Administration générale des camps » (Glavnoe Oupravlenie Laguereï, GOULAG) dans les décennies 1930-1940 forment le cœur du fonctionnement économique soviétique. Si les premiers camps, gérés par la Tcheka de Dzerjinski, ont une visée essentiellement rééducative (l’exemple le plus fameux est celui des îles Solovetski, qui accueillent leurs premiers détenus en 1923 mais dont le projet concentrationnaire remonte au moins à 1920), ceux mis en place à la suite du plan quinquennal de 1929 visent à intégrer une logique productiviste effrénée. Se développe alors une intensification de la collectivisation forcée des terres paysannes, qui s’opère le plus souvent au nom de la dékoulakisation, c’est-à-dire la lutte contre les koulaks (paysans capitalistes). Cette collectivisation se traduit dans les faits, d’une part, par une déportation et un exil systématiques n’épargnant ni les muzhiki (paysans pauvres ou peu aisés) ni les dissidents politiques et, d’autre part, par une famine sans précédent faisant de 1932 à 1933 plusieurs millions de morts, notamment en Ukraine. La violence politique et économique qui s’instaure et se banalise sous Staline est le résultat d’une logique idéologique qui allie plusieurs idéologèmes7 déjà présents dans différents modèles politiques, dont les sociétés tsaristes et capitalistes : le productivisme, qui ne se réalise désormais plus au profit d’une propriété privée de production mais d’un État centralisé, se fonde sur une concurrence nationale et internationale et sur un projet d’industrialisation accélérée (le « grand tournant », le « grand rattrapage » des sociétés occidentales). L’idée d’une phase capitaliste transitoire devant mener à la révolution socialiste se mue en l’instauration définitive d’un véritable capitalisme étatique de croissance et d’exploitation. Certes l’économie est planifiée, les marchés cadenassés et la spéculation interdite8, mais l’ouvrier connaît exploitation, aliénation et rationnement tels que lui est ôté tout espoir d’individuation émancipée de la tutelle de l’État (émancipation pourtant chère à Marx). Le fétichisme de la marchandise s’est mué en un fétichisme de la production collective : la production est une fin en soi, elle est le moteur idéologique de tout geste laborieux.

La distinction entre les conditions de travail dans les usines dites libres, les kolkhozes, les sovkhozes et les goulags est souvent ténue et difficile à systématiser : absentéisme, vol de propriété, spéculation, grève, retard sont durement sanctionnés et peuvent à tout moment mener à la punition, à l’arrestation, voire à la déportation. Le régime fonde cette politique sur l’inculcation des notions de travail et de sacrifice au nom de l’économie collectivisée ainsi que sur la conscience de la nécessité d’une rééducation idéologique des « éléments socialement étrangers », des « ennemis de classe ». La porosité de la frontière entre un régime carcéral-concentrationnaire et un régime de travail au profit de la propriété collective repose sur une atténuation de l’idée de liberté dans le travail, sur une extension du domaine de l’arbitraire et sur la volonté de rompre avec toute forme d’insoumission : un ancien détenu peut devenir dirigeant d’usine ou de camp et vice versa9. Si le productivisme est une fin en soi pour l’État, le travail le devient au niveau individuel. C’est là une logique strictement totalitaire, au sens propre du terme, c’est-à-dire que chaque individu particulier (le travailleur soviétique) inculque dans ses gestes et sa conscience l’injonction au travail, à la production et au rendement voulue par la totalité qu’est l’État soviétique : l’économie investit jusqu’au moindre recoin d’intimité et l’idéologie confère au plus petit mouvement corporel une signification précise10. L’aliénation de l’ouvrier par et pour son travail, que Marx dénonçait au sein des sociétés capitalistes, se trouve radicalisée et doublée d’une mystification collective faisant de l’URSS la patrie du communisme et du prolétariat libéré. Cette mystification, ce voile idéologique, empêche l’affirmation de toute conscience de classe et détourne le sujet politique de son oppresseur réel, qui se présente paradoxalement comme un libérateur et un protecteur éclairé. Se met alors progressivement en place, dans la société soviétique de la première moitié du XXe siècle, une tendance à la reproduction d’un même appareil politique ; s’instaure une autoconservation dans l’illusion collective et dans la docilité la plus totale ; se développe une inconscience de classe tournée vers un idéal économique chaque jour plus intenable ; s’éloigne enfin de plus en plus clairement la possibilité d’une réalisation concrète de l’utopie idéologique dont se revendique un État exploiteur, arbitraire et inégalitaire.

Il faut pour finir lever un malentendu pouvant être induit par la formulation du titre. « Stalinisme n’est pas communisme » ne signifie nullement qu’il n’existerait aucune substance communiste doctrinaire dans le modèle politique mis en œuvre un URSS. D’autre part, il serait absurde de penser qu’il existerait une distinction nette entre un marxisme philosophique pur et non violent et une pratique politique impure et totalitaire, dévoyant complètement l’idéologie dont elle se revendique. Premièrement, une différence évidente existe entre les premières années successives à la révolution et les années 1930-1940. Les premières furent marquées par une diminution radicale des inégalités, par une évolution des investissements publics dans l’alphabétisation et l’éducation populaire, par une reconnaissance des droits des femmes (divorce, avortement) et des minorités nationales ainsi que par une nationalisation de nombreux secteurs clefs de l’économie. Deuxièmement, les mesures répressives prises durant la guerre civile (mais aussi dans les années d’entre-deux-guerres) peuvent être comprises à la lumière des théories marxiennes et marxistes. Celles-ci éclairent en effet la volonté d’opposer une lutte armée et organisée à l’alliance des puissances économiques occidentales au profit de l’impérialisme des tsars. L’idée selon laquelle la dictature du prolétariat (ou le « communisme de guerre ») est une contre-réaction exceptionnelle et transitoire dans un contexte de lutte de classes et d’expansionnisme impérialiste peut être appliquée à ce moment d’extrême violence propre à la fin des années 1910 et au début des années 1920. On peut toutefois difficilement concevoir ce que plusieurs commentateurs nommèrent la « dictature sur le prolétariat » instaurée sous Lénine puis institutionnalisée sous Staline comme l’application d’un quelconque principe communiste. Si plusieurs acquis de la révolution perdurèrent sous Staline (période qui peut elle aussi se lire à partir d’un contexte hautement criminogène), la terreur totalitaire qui s’y développe ne peut être réduite à la seule idéologie dont elle se revendique, mais doit nécessairement prendre en considération les emprunts à d’autres modes de pensée. C’est cette analyse des emprunts idéologiques contradictoires que ce texte a tenté de formuler et d’initier.

Les réflexions proposées sont donc les prémisses d’une plus ample recherche portant sur les enjeux idéologiques du discours soviétique et de son système répressif. Celle-ci vise à mettre au jour, par la démarche critique, les mystifications déformant une réalité sociohistorique au travers du prisme de la propagande idéologique. Chacun des idéologèmes contradictoires mis en lumière sera approfondi dans un article plus long à paraître dans Argumentation et Analyse du discours, qui étudiera également les emprunts aux thèses hygiénistes, à la hiérarchisation ethnique ainsi que le recourt au populisme russe dans le discours soviétique (essentiellement léniniste-stalinien). Le propos général de ce travail donnera lieu à un premier numéro des Cahiers du Centre Pluridisciplinaire de la Transmission de la Mémoire consacré aux discours et aux idéologies du Goulag. Si la thématique nécessite bien entendu une rigoureuse contextualisation historique, la démarche privilégiée est celle de l’analyse du discours et de la critique de l’idéologie. L’enjeu réside dans le développement et la mise à l’épreuve de clefs d’interprétation pour une forme renouvelée de philosophie politique.

  1. Michel Barrillon, « L’URSS, un capitalisme d’État réellement existant », in Agone, n°21, Marseille, Agone, 1999, p. 30-31.
  2. La Nouvelle politique économique est une phase de relative libéralisation et d’ouverture des marchés opérée en 1921 par les bolcheviks à la suite de la guerre civile. La réquisition de la surproduction n’est plus systématique ; les surplus peuvent alors être échangés, puis vendus ; le commerce intérieur est progressivement rétabli ; des petites entreprises sont autorisées.
  3. Dans Le Mythe bolchevik (Klincksieck, 2017), Alexandre Berkman montre bien en quoi ce discours caricatural, visant à discréditer tout adversaire hostile à la prise de pouvoir totale par les bolcheviks, cache la réalité d’un dévoiement presque intégral des idéaux révolutionnaires. Berkman en vient à considérer les bolcheviks eux-mêmes comme les artisans de la contre-révolution.
  4. On renverra à ce propos aux analyses importantes de Pierre Broué dans Le Parti bolchevique (Minuit, 1963), analyses en partie corrélées par le travail minutieux d’Orlando Figes dans La Révolution russe (Denoël, 2007).
  5. Les boiéviki étaient des groupes armés qui braquaient banques et caisses publiques afin de financer le parti clandestin. Staline fut l’un des acteurs de ces groupes.
  6. Les travaux de Nicolas Werth sont à ce propos fondamentaux, notamment La Terreur et le désarroi. Staline et son système (Perrin, 2007) et Le Cimetière de l’espérance. Essais sur l’histoire de l’Union soviétique, 1914-1991 (Perrin, 2019). Alexandre Berkman revient constamment sur l’analogie entre les deux époques, analogie par ailleurs réalisée par plusieurs acteurs des premières heures de la révolution et par le peuple russe. À propos des travaux allant en ce sens, voir également le travail de compilation d’Anne Applebaum, Goulag. Une histoire (Grasset, 2005), l’article de Julie Grandhay « La Sibérie : terre de relégation » (Sophia Publications, 2019) ainsi que le documentaire réalisé par Michaël Prazan en 2019 (TV Presse Productions), Goulags : « les bolcheviks reproduisent le modèle pénitentiaire qui les avait mis aux fers, mais en développant son administration ». Le terme « egocrate » est repris par Claude Lefort à Soljenitsyne dans L’Invention démocratique (Fayard, 1994).
  7. L’idéologème peut ici être défini comme une unité minimale d’idéologie qui se traduit par des particularités formelles au sein d’un même discours. Tout discours peut emprunter des idéologèmes à différentes idéologies contradictoires.
  8. Comme le montre Alexandre Berkman, cette interdiction de la spéculation se fait bien souvent de façon très asymétrique et touche prioritairement les couches extrêmement pauvres contraintes de vendre quelques biens pour survivre, tandis que certains commerçants, protégés par les cadres du parti ou corrompus par les tchékistes, ont la possibilité de continuer leur marché.
  9. On renverra notamment au cas de Naftali Frenkel (voir Applebaum, op. cit.) ou de Marc Willems, fort bien étudié par José Gotovitch dans Du communisme et des communistes en Belgique (Aden, 2012).
  10. Le corps des femmes n’échappe pas à cette injonction productiviste, celle de l’enfantement de petits prolétaires