Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°91

Un ami nous a quittés

Par la Rédaction

C’est avec une immense tristesse que nous avons appris le décès, le 5 octobre dernier, de notre collaborateur et ami de longue date Raphaël Schraepen. Véritable pilier de cette revue, Raphaël laisse un vide immense au sein de ces pages, en particulier celle-ci qu’il a fini par occuper à lui tout seul au fil des années.

Raphaël Schraepen 1957-2019

« Les lumières de la salle s’éteignent au moment où une puissante voix de contralto entame a cappella la chanson de Billy Taylor : I Wish I Knew How It Would Feel To Be Free. Une femme immense, magnifique, arpente la scène, Ilene Barnes vient de commencer un concert. » Un petit coup d’œil dans nos archives nous rappelle que la toute première chronique publiée par Raphaël pour la revue Aide-mémoire était consacrée à la chanteuse américaine Ilene Barnes. Apparue dans le n°50 de la revue, en octobre 2009, cette chronique fut d’emblée représentative de ce que Raphaël nous réservera ensuite : une galerie impressionnante de portraits de chanteuses et chanteurs, musiciennes et musiciens, compositrices et compositeurs qui, toutes et tous, utilisèrent leur talent et leur art pour exprimer une révolte, délivrer un message, s’opposer à une injustice voire résister à un pouvoir, fût-il totalitaire.

C’est que la culture musicale – entre autres – de notre complice semblait ne pas avoir de limites. Le réservoir était inépuisable de découvertes, de pépites musicales parfois (souvent) oubliées que Raphaël prenait plaisir à exhumer et à nous faire découvrir ou redécouvrir (pour les plus pointus d’entre nous). À sa manière, il faisait œuvre de mémoire, contribuant à remettre un peu de lumière sur des artistes, de toutes époques et de tous horizons, souvent victimes de leur intégrité et expliquer en quoi il était important de les revisiter aujourd’hui. Ainsi, après Ilene Barnes, ce fut au tour de la malienne Rokia Traoré et l’amérindienne Buffy Sainte-Marie, du musicien et passeur de mémoire catalan Jordi Savall, du metteur en scène allemand génial et enragé Christoph Schlingensief ou encore, en vrac, Conlon Nancarrow, Scott Joplin, Ry Cooder, Charles Koechlin, Langston Hughes, Galina Ustvolskaya (disciple de Chostakovitch), Scott Walker… la liste est longue et impossible à reproduire intégralement ici. Raphaël avait à cœur d’expliquer en quoi ces artistes étaient avant tout des militants politiques, des personnes engagées dans les combats de leur temps et, surtout, en quoi cet engagement et ces combats se retrouvaient dans leurs compositions, dans leur musique, dans leur art. Travailler avec lui, c’était en prendre plein la figure et découvrir des continents entiers !

Parallèlement, il développa un intérêt de plus en plus grand pour la question des musiques et compositeurs qualifiés de « dégénérés » par les nazis. Ainsi, du n°58 au n°60, d’octobre 2011 à avril 2012, il publie un triptyque intitulé « Formes des musiques dégénérées » qu’il introduit par ces mots : « Un des aspects de la propagande totalitaire consiste à appliquer à des concepts des qualificatifs impropres mais qui frappent l’imagination. Ainsi, l’expression entartete Kunst, “art dégénéré”. Cet adjectif d’ordre biologique s’applique ici à un concept, l’art, et donc, en suite logique, le cerveau humain a tendance à réincarner le concept : un art dégénéré ne peut être produit que par des artistes dégénérés. » Par ce texte, Raphaël s’attela à un volumineux travail de mémoire et des noms oubliés ressurgirent sous sa plume, des noms de compositeurs et musiciens victimes d’un des plus terribles régimes politiques de l’Histoire et qui, survivants ou non, furent effacés de la mémoire collective, que ce soit Ernst Krenek, Franz Schreker, Gideon Klein ou encore Viktor Ullmann et Hans Krasa, auteur de l’opéra pour enfants Brundibar qui sera joué au camp de Terezin.

Raphaël poursuivra son exploration des artistes dits « dégénérés » et son travail débouchera, en 2015, sur la publication d’un livre intitulé Pas d’oiseau sur les fils : clin d’œil inversé au titre de Leonard Cohen, Bird on the Wire. À Auschwitz, il n’y avait plus d’oiseaux pour chanter. Il écrivait : « Ce livre est inachevé. Il l’est parce que son sujet est toujours vivant. On retrouve encore des documents de l’époque. Ils sont et seront tous des pierres à mettre à l’édifice. Non, in fine, les nazis n’auront pas réussi à éradiquer trente ans de création musicale. »
Et en effet, de plus en plus de compositeurs et de chefs d’orchestre contemporains, comme James Conlon ou Francesco Lotoro (qui préface le livre) redécouvrent et remettent en musique les œuvres de ces artistes, y compris, dans le cas de Lotoro, celles composées dans les camps nazis mêmes ! Mélomane humaniste, Raphaël se réjouissait de cette victoire posthume sur la barbarie. Et c’est en restant dans cette veine qu’il fit la découverte qui retiendra son attention jusqu’à ses derniers jours : le magazine Vedem.

En janvier 2014, dans les pages du n°67, Raphaël nous décrivait l’aventure extraordinaire des gamins de Terezin et de leur magazine clandestin Vedem : « À 14 ans, le jeune Petr Ginz est un adolescent pragois plutôt créatif. Il tient un journal intime, prépare des romans et illustre ceux de Jules Verne. Déporté à Terezin en août 1942, il subit d’abord un accablement terrible. En décembre de la même année, il s’est déjà ressaisi. Cantonné comme tous les garçons de Terezin dans un bâtiment réservé aux jeunes de 13 à 15 ans, aidé par de jeunes adultes prisonniers qui servent souvent de professeurs, il relève la tête. Ce mois de décembre voit la création d’une république “libre”, la République de Škid, encouragée par le “gardien” des garçons, en fait un prisonnier adulte du nom de Valtr qui sera aussi un professeur pour eux. L’organe officiel de cette république peuplée quasi exclusivement d’adolescents masculins sera un hebdomadaire clandestin “publié” en un seul exemplaire : Vedem, qui signifie “En tête !” ».

Raphaël était impressionné et émerveillé par le courage et l’intelligence de ces gosses. Si bien qu’il creusa encore le sujet en découvrant d’autres journaux clandestins de Terezin, comme le magnifique Bonaco, créé par des jeunes filles. Une rencontre avec le journaliste et écrivain Denis Robert déboucha sur un projet de livre qui, malheureusement, n’aura pas le temps d’aboutir. Un ultime projet, en revanche, l’occupera avec la passion que nous lui connaissions tous : l’adaptation par des élèves de l’enseignement de la Ville de Liège de la pièce On a (pas) besoin d’un fantôme, écrite dans Vedem par le jeune Hanuš Hachenburg, déporté à Terezin et qui finit assassiné à Auschwitz en 1944, à l’âge de 15 ans.

Ce projet impressionnant aboutit et fut l’objet de l’ultime texte que notre ami eut le temps de nous faire parvenir début septembre et qui parut dans le numéro précédent. Le hasard voulut que son dernier article paraisse exactement dix ans après sa première contribution. Ne reste plus que le souvenir de ces dix années passées aux côtés d’un personnage des plus attachants, à la culture des plus vastes mais en rien prétentieuse, capable d’évoquer l’œuvre de Schoenberg ou de Chostakovitch avant de citer un calembour d’Astérix, évoquer son attachement à Averell Dalton et au grand philosophe Achille Talon, pour enchaîner sur une analyse politique des plus sérieuses du film Massacre à la tronçonneuse et partager sa détestation et son dégoût devant l’œuvre et le comportement de Carl Orff.

Raphaël était un être passionné, généreux, à l’éclectisme fou et à la gentillesse vraie, aux indignations franches et aux discussions vivantes et drôles, un contributeur fidèle et fiable de notre petite revue et qui, cet été encore, nous faisait part de ses idées pour l’avenir. Il était notre ami.