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D’hystérique à féminazie : les ressorts de la disqualification, de la pathologie à l’insulte

Par Olivier Starquit

De tout temps, les femmes, du moins celles qui revendiquent et sortent du rôle qui leur a été assigné par le patriarcat, ont fait l’objet d’insultes en tout genre. Sans les énumérer toutes, il peut s’avérer intéressant de s’arrêter sur quelques-unes et de s’interroger sur les fins de cette stratégie et de sa mise en œuvre passée et actuelle, sur les effets qu’elle peut déclencher et surtout sur les répliques à leur opposer.

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Tout d’abord, il est interpellant de constater que dans quelques langues, un des termes qui désigne originellement le sexe de la femme est vite devenu une insulte (par exemple con, ou cunt en anglais).

Sinon, en effet, très tôt, le recours à l’insulte a vite connu son heure de gloire pour neutraliser celles qui refusaient l’ordre établi, pensons notamment à l’usage de l’adjectif qualificatif « hystérique », mot issu du grec et désignant l’utérus. D’ailleurs, au Moyen-Âge, les personnes désignées comme hystériques étaient parfois considérées comme possédées par le diable et traitées comme des sorcières1. Dès que le mouvement féministe s’est mis en route pour revendiquer ses droits, les dominants et l’ordre établi ont rapidement visé à les disqualifier en traitant leurs membres d’hystériques. Puis d’autres substantifs ont occupé le haut du pavé comme par exemple « salope » et « féminazie ».

Ce recours à l’insulte (du latin insultare, sauter sur) est un « analyseur social qui révèle la manière dont une société pense la différence2 ». Mais il remplit également un autre objectif, à savoir qu’il a un effet performatif (le dire, c’est le faire) : il « fait réagir celui qui s’est senti insulté3 » et il stigmatise une classe, un groupe, une catégorie « par assignation identitaire donc subie et imposée, pourvue dès lors d’une valeur négative4 ». L’injure réduit la personne insultée à sa différence : « qu’oppose-t-on à une femme quand on l’insulte ? On lui oppose le simple fait d’être une femme. C’est-à-dire, avant tout, de ne pas être un homme5 ». Et dans ce cadre, l’insulte sexiste sert à maintenir l’ordre établi et à instiller la peur et l’idée selon laquelle il serait inenvisageable et périlleux de sortir du rôle assigné, aussi réducteur soit-il.

Bien évidemment, tout ceci n’est pas neutre. Les mots employés proposent toujours une lecture du monde : la disqualification et la stigmatisation reviennent à réduire le champ de ce qui peut être dit en politique et de ce qui peut faire l’objet d’un débat. Ces facilités de langage visent en quelque sorte à disqualifier la parole des acteurs et actrices en la réduisant à du bruit ou à des actes violents, auxquels toute instance officielle ne doit pas se sentir obligée de répondre. Et en effet, c’est bien connu, tout ce qui est excessif est insignifiant.

Cette disqualification par l’hyperbole qui se traduit indubitablement et inlassablement par l’exacerbation disproportionnée du moindre acte de contestation se mue en « un bâillon symbolique des dominants pour faire taire l’expression des dominé(e)s6 ».

Une des dernières hyperboles en vogue est le substantif ou le qualificatif féminazi.e où la péjoration se voit gratinée d’une touche de point G(odwin). Ce mot-valise composé de féminisme et nazisme a été popularisé par le commentateur politique conservateur (pour une fois, je pratique l’euphémisme) Rush Limbaugh et vise bien évidemment à réduire au silence et à accentuer l’antiféminisme. Mais il n’est pas exclu d’y voir aussi une application de la fenêtre d’Overton7 car si on élargit cette dernière dans les médias, principaux opérateurs friands de cette méthode, une idée qui semblait auparavant radicale, extrémiste, excessive, peut soudain sembler parfaitement modérée au regard d’une autre idée nouvelle qui serait plus radicale encore. Et c’est ainsi que salope pourrait devenir courant et respectable.

Face à ces stratégies, le mouvement féministe pratique assez souvent la stratégie du retournement du stigmate, pensons notamment au Manifeste des 343 salopes stipulant que « si être une salope, c’est avoir avorté alors nous revendiquons cette appellation8 » ou encore au mouvement Les Chiennes de garde qui sur son site déclare : « en nous auto-baptisant Chiennes, nous retournons la force de l’adversaire contre lui-même9 ».

Et force est de constater que face à la contre-attaque virulente du patriarcat, ces stratégies visant à éclairer le vampire sont plus que nécessaires !

  1. Lire Mona Chollet, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, Paris, 2019, éd. La Découverte.
  2. Laurence Rosier, Petit traité de l’insulte, Bruxelles, Labor, 2006, p.6.
  3. Idem, p.15.
  4. Idem, p.37.
  5. http://passerelle-production.u-bourgogne.fr/web/atip_insulte/materiaux/chienne_de_garde/1.htm
  6. Lémi, « Bruce Bégout : Les exemples de l’indécence sociale sont multiples, quotidiens, gigantesques », entretien par Lémi sur Article 11, 22 décembre 2009, http://www.article11.info/?Bruce-Begout-Les-exemples-de-l , lien consulté le 27 septembre 2017.
  7. La fenêtre d’Overton, aussi connue comme la fenêtre de discours, est une allégorie qui désigne l’ensemble des idées, opinions ou pratiques considérées comme acceptables dans l’opinion publique d’une société. Ce terme est un dérivé du nom de son concepteur, Joseph P. Overton (1960-2003) qui, dans la description de sa fenêtre, a affirmé l’idée que la viabilité politique d’une idée dépend principalement du fait qu’elle se situe dans la fenêtre, plutôt que des préférences individuelles des politiciens.
  8. Laurence Rosier, op.cit. p.16.
  9. http://chiennesdegarde.fr/