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Editorial
Féminisme, appropriation et éducation populaire

Par Gaëlle Henrard

Rédactrice en cheffe intermittente

« T’es un peu féministe toi, non ? », m’a-t-on dit il y a peu sur un ton qui ne s’apparentait pas tellement à une marque d’intérêt. Attention, terrain miné sur fond de lapin aux pruneaux du dimanche midi… Je ne suis pas montée au créneau.

Il y a quelques années, Mona Chollet se proposait de créer le courant « poule-mouillée » du féminisme : « Ramer à contre-courant [disait-elle], cela fatigue. Ce doit être si bon, si confortable, si reposant de se laisser glisser dans la normalité comme dans un bain chaud ; d’occuper un terrain balisé au préalable par des millions d’autres femmes, et peut-être surtout par des millions de représentations de ce que doit être une femme (…).1 » Un peu plus tard, elle rempilait : « Je suis une aimable bourgeoise bien élevée, et cela m’embarrasse toujours de me faire remarquer. Je sors du rang uniquement quand je ne peux pas faire autrement, lorsque mes convictions et mes aspirations m’y obligent. J’écris des livres comme celui-ci pour me donner du courage.2 » Du courage, de la ténacité tout au moins, il en faut incontestablement !

Il va d’abord falloir se justifier (auprès de ceux – surtout – qui vous écouteront jusque-là). La crispation, le discrédit, le dégagement d’un revers de main ne sont jamais très loin quand est mentionné le mot « féministe ». Et pour beaucoup de femmes, avant de pouvoir crier « libérée, délivrée ! », le féminisme c’est d’abord le début d’un certain nombre d’emmerdes, à la maison, en famille, au boulot, dans la rue et ailleurs, pour faire face à ceux (mais aussi à celles) qui vous renverront l’image de la chiante de service sans penser à considérer le fond même (et la légitimité) de la revendication. C’est comme ça, tout combat se voit systématiquement assorti de son lot de dénigrements et de retours de bâton : insultes en rue, blagounettes assassines au boulot, et au mieux soupirs agacés et roulements d’yeux à la maison.

Et puis, dans la multiplicité du mouvement, il va falloir se situer, choisir son créneau, préciser, rappeler, de quoi on parle au juste, de quel combat, contre quelles oppressions concrètes, surtout les plus ordinaires. Ceci étant, on peut désormais compter sur une variété d’éclaireuses, militantes ou théoriciennes, de femmes qui en donnent, du courage, en tissant un réseau (réel ou symbolique) de références et de pistes inspirantes. Des courants féministes, on a plus que jamais l’embarras du choix : des plus théoriques au plus impliqués sur le terrain, des plus soft aux plus « radicaux », de ceux qui divisent autant qu’ils éclairent, des mesures politiques nécessaires, mais souvent insuffisantes et toujours fragiles, à l’appel de certaines à sortir de l’hétérosexualité, de la culture pop à l’écriture inclusive… même Disney y va désormais de sa touche féministe ! La condition des femmes semble s’être enfin imposée dans les grands débats médiatiques, devenant manifestement un sujet acceptable pour (presque) toute une société, à la faveur de #MeToo et #BalanceTonPorc. Pourrait-on dire que cela avance ?

Mais dans toute cette affaire, et parce que cette société patriarcale tient bien nos corps, nos esprits et nos modes de vie, une question demeure : comment on s’approprie tout ça, dans un affect collectif qui permette de faire advenir cet imaginaire plus juste ? Comment on s’approprie les stratégies, de l’argumentation quotidienne à la grève générale, portées par quelle mémoire et vers quelles perspectives ? Comment on fait pour miner les évidences du quotidien dans leur milieu, celui des foyers les plus ordinaires de nos contrées, celui des interstices de toutes nos relations sociales, celui de nos corps bien habitués ? Comment on rassemble les énergies et les passions collectives pour dire que la culture patriarcale, ça va maintenant ! Pour reprendre les mots d’un autre (certes sur un tout autre sujet) : « Il est certain que le renversement de masse est souterrainement préparé par une série de décrochages individuels. Ça cède d’abord en silence dans les têtes, et l’épidémie de désertions se répand d’autant plus vite qu’abondent les exemples alentour.3 » Ne serait-il pas regrettable et peu constructif de laisser sur le carreau quantité d’individues dans leurs réalités quotidiennes : les ménagères et les belles-mères, les petites filles « bien apprises », les compagnes trop amoureuses, toutes celles pour qui rester « à sa place » semble encore l’option la moins pire voire la seule envisageable… en n’oubliant pas, au passage, les hommes (du moins certains) coincés dans leur triste modèle viril ? S’approprier le féminisme, c’est d’abord le désirer et l’investir en permettant à chacune et à chacun de l’habiter, de l’incarner, sans qu’elle ou il se sente obligé·e de se mettre complètement en rupture avec son identité ou avec la personne qui partage sa vie. Sans quoi, on se privera toujours d’une trop grande partie de l’humanité que l’on continuera de regarder du haut de nos belles idées et de notre capacité, à nous, de les vivre.

En cela, inscrire le féminisme dans une réelle perspective d’éducation populaire, c’est l’inscrire dans des situations vécues par les gens en prenant en compte les malaises, les contradictions, les réticences, les incompréhensions, les agacements et parfois les réels désaccords que cela impliquera inévitablement. Parce que quelle que soit la situation d’où l’on part, quelle que soit notre identité de genre et sexuelle, notre couleur de peau, notre place dans l’échelle sociale, notre âge aussi, la question du féminisme se posera à nous avec une palette d’enjeux variés, et une importance, une intensité et une urgence différentes. Puissions-nous alors nous rappeler que l’idéal féministe, aussi beau et juste soit-il, devra passer l’épreuve du réel au risque de quelques écueils, mais qu’il n’en sera pas moins fort pour le nombre. Courage les filles !

  1. Mona CHOLLET, Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique, éd. Zones, Paris, 2015, p.208.
  2. Mona CHOLLET, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, éd. Zones, Paris, 2018, pp.38-39. Qu’elle en soit remerciée : du courage, elle en a donné à d’autres !
  3. Frédéric LORDON, « Et la ZAD sauvera le monde. Marier réalisme et utopie », in Le Monde diplomatique, octobre 2019 : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/10/LORDON/60498