Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°92

Mots
Salope

Par Henri Deleersnijder

Le mot est particulièrement sonore. Il claque à la figure de celle à qui il est infligé. Et retentit comme une condamnation sans appel : « Va, casse-toi ! »

D’origine incertaine, il apparaît au début du XVIIe siècle, composé selon toute vraisemblance du terme « sale » et de celui de « hoppe », variante dialectale de « huppe », qui désigne un petit oiseau très sale. Il n’en faudra pas plus pour que, lesté dès l’origine du sens de « souillure », il s’applique par la suite à la « femme dévergondée » (1778) et, au final, à la « prostituée » (1808). Dérive sémantique qui aboutira à l’insulte suprême d’aujourd’hui : « Salope ! »

Au florilège du sexisme, sa notoriété le dispute à « pute » et « connasse », triade infamante à forte connotation sexuelle. Les femmes, stigmatisées dans leur ensemble – « toutes des salopes » – seraient ainsi marquées du sceau indélébile de l’impureté.

C’est que, constate l’historienne Michelle Perrot dans un récent ouvrage, « le corps des femmes, leur sexe, ce puits sans fond, effraie. (…) Elles inquiètent les organisateurs de la cité, qui voient dans les foules, où elles sont présentes, le suprême danger. (…) Massacreuses de septembre 1792, pétroleuses de la Commune, capables de toutes les violences, elles sont (…) les mégères et les furies de toutes les insurrections.»1 Comment ne pas se souvenir, à ce propos, de la chasse aux sorcières qui commença à l’aube des Temps modernes et se prolongea jusqu’au XVIIIe siècle ? Michelet, dans son livre La Sorcière, a mis en lumière la longue servitude des femmes, alors que, pour échapper aux griffes des pouvoirs temporels et de l’Église, elles ont été dans l’histoire porteuses d’émancipation.

Ce fut le cas en 1971. Cette année-là, le 5 avril, une pétition paraissait dans le numéro 334 de l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur. Elle est restée connue sous l’appellation « Manifeste des 343 salopes », soit le nombre de celles – avec mention de leurs prénoms et noms – qui déclaraient avoir avorté et réclamaient « le libre accès aux moyens anticonceptionnels [et à] l’avortement libre ».

On connaît la suite. Le 26 novembre 1974, après avoir subi des tombereaux d’insultes et de pressions diverses, Simone Veil, rescapée d’Auschwitz et femme de combats sans merci, alors jeune ministre de la Santé (47 ans), prononce à l’Assemblée nationale composée essentiellement d’hommes un discours historique ouvrant l’accès à l’IVG. Trois jours plus tard, le 29, à 3h40, le texte du projet de loi est adopté par 284 voix contre 189. Aux médias qui l’interrogent, le lendemain, Simone répond : « Victoire ? Je ne sais pas si c’est le mot approprié. Je dirais progrès. L’avortement n’est jamais une victoire. »2

Prémonition ? Peut-être, car, un peu partout de nos jours, et pas seulement aux États-Unis où l’offensive ultra-conservatrice a pris des allures quasi guerrières, le droit à l’avortement régresse. En Europe également, c’est le cas dans plusieurs pays. Tout cela au nom de convictions religieuses ou sous couvert de restrictions budgétaires dont les plus précarisées seront nécessairement les victimes. À croire que, avec la montée des extrêmes droites à laquelle on assiste, le corps des femmes – épicentre d’un rapport de pouvoir –, si longtemps objet d’appropriation par les hommes (père, mari, compagnon, etc.), poserait à nouveau problème.

D’où, quarante-cinq ans après la loi Veil de janvier 1975, l’urgence de réactualiser le célèbre slogan féministe « Mon corps est à moi », lancé dans l’espace public par le MLF en son temps. Beaucoup s’y emploient avec bonheur, jeunes ou moins jeunes, à l’image du mouvement #MeToo qui a libéré la parole contre les violences faites aux femmes, du harcèlement de rue aux féminicides domestiques.

Reste à souhaiter que le plus d’hommes possibles s’engagent dans cette lutte pour l’égalité des droits et le respect de la dignité humaine. Au nom de la « sororité », qui pourrait ainsi convoler harmonieusement avec la « fraternité »…

  1. Michelle Perrot (avec la collaboration de Jean Lebrun), La place des femmes, une difficile conquête de l’espace public, Paris, Textuel, 2020, p. 6.
  2. « Simone Veil. Un destin français », dans Marianne. Hors-Série, mars 2016, p. 64.