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De la « double absence » à la patrimonialisation : réflexions sur les effets des initiatives mémorielles autour des migrations

Par Maite Molina Mármol

Les immigrés, figures longtemps déclinées au masculin et pensées à partir de la situation du travailleur manuel1, ont aussi souvent été considérés comme des hommes sans racines. La formule bien connue d’Abdelmayek Sayad les définit par leur « double absence », à la fois dans la société d’accueil où leur présence n’est conçue que comme provisoire et dans leur milieu d’origine qu’ils ont quitté et où ils ne retrouveront pas leur place2.

À partir des années 1990 se développent dans le domaine francophone les recherches en histoire de l’immigration, redonnant d’une certaine manière une place aux immigrés. Une décennie plus tard, ce sont les questionnements sur leur « mémoire » qui se font jour. Après les recherches, les recueils et l’écriture de l’histoire des immigrés, naissent puis se multiplient des initiatives autour de leur « mémoire ».

Il reste néanmoins la difficulté à cerner ce qui « fait mémoire » : l’érection d’un monument ? la conception d’une exposition ? la création d’une œuvre culturelle ou artistique ? les « retrouvailles » entre anciens qui ne se côtoient plus qu’exceptionnellement ? Plusieurs facteurs exercent leur influence dans ce cadre notamment, le temps dans lequel s’inscrivent ces projets, celui du « boom mémoriel » initié dans les années 2000, qui contribue à la labellisation, par les acteurs mêmes, de leurs démarches en termes mémoriels3. L’usage du terme « patrimonialisation » entend souligner que l’on se trouve bien face à un processus, qu’il s’agit d’une construction et même d’un acte performatif : est patrimoine ce que l’on décide de désigner comme tel. Au départ de quelques exemples concrets, concernant principalement la présence espagnole en Belgique, il s’agit ici d’interroger plus globalement les effets de cette « mise en patrimoine ».

Les temps de la migration4

Avant d’envisager les initiatives mémorielles, il paraît nécessaire d’établir certains points de repères concernant la présence espagnole en Belgique. On distingue généralement quatre vagues migratoires de l’Espagne vers la Belgique au XXe siècle :

  • la première, de peu d’ampleur, date de l’entre-deux guerres et serait essentiellement constituée de commerçants installés à Anvers, Bruxelles et Liège ;
  • la deuxième correspond à l’exil consécutif à la Guerre d’Espagne (1936-1939) et se compose surtout de Niños de la Guerra, les enfants (près de 5000) évacués par le gouvernement républicain afin de leur permettre d’échapper aux combats ;
  • la troisième est constituée par les travailleurs qui arrivent dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, mais ne s’officialise qu’en novembre 1956 avec la signature de la convention bilatérale hispano-belge qui prévoit pour les candidats une durée minimum de cinq ans de travail dans les mines ;
  • la quatrième, aux caractéristiques bien différentes, date de l’entrée de l’Espagne dans la Communauté européenne en 1986 et voit l’arrivée de 2500 fonctionnaires.

En 1970, au plus fort de leur présence en Belgique, les 67534 Espagnols ne constituent que le troisième groupe étranger du pays. Ils se caractérisent néanmoins par la densité de leur mouvement associatif qui contribue à leur conférer une importante visibilité5. Les deux principaux points de concentration, qui voient se sédimenter les différentes vagues migratoires composant cette population, sont Bruxelles et Liège. De la densité associative – qui a atteint son apogée au cours de la décennie 1980 – et de cette visibilité dans l’espace urbain ne subsistent aujourd’hui que peu de traces : un nombre réduit d’associations, dont le siège se situe généralement dans un café, quelques restaurants et commerces, auxquels il faut ajouter les espaces éphémères réactivés à l’occasion d’événements. Ceux-ci peuvent être festifs (la romería de Trooz, la Feria Andaluza à Koekelberg), liés à des commémorations religieuses (le pèlerinage autour de la Vierge d’El Rocío organisé par l’association Peñarroya, dans le Brabant flamand), ou se rapporter au folklore ouvrier (par exemple la fête de Sainte-Barbe, patronne des mineurs, célébrée dans le Limbourg par le Hogar Español los Emigrantes)6. En dehors de ces manifestations ponctuelles au cours desquelles la communauté espagnole se retrouve mais aussi s’expose et, en quelque sorte, se célèbre, force est de constater qu’à une présence vivante se substitue celle figée de quelques monuments.

La visibilité des monuments et des commémorations

La présence espagnole en Belgique se donne donc également à voir à travers quelques structures pérennes, peu nombreuses. D’abord, les travailleurs espagnols sont compris dans les monuments faisant référence à la présence de la main-d’œuvre étrangère employée en Belgique principalement dans l’après-guerre – par exemple la berline de la place Louis Capier à Cheratte, érigée en monument rendant hommage aux mineurs belges et étrangers. Ensuite, en termes de commémorations, seules ont pu être identifiées celles portant sur l’« événement-référence »7 que constitue la Guerre d’Espagne et qui a profondément marqué l’imaginaire belge8. Ainsi, le monument d’hommage « aux volontaires de Belgique des Brigades internationales, morts pour la défense des libertés démocratiques » (qui se trouve dans le cimetière de Saint-Gilles, à Bruxelles) ainsi que la plaque commémorative « en souvenir de la destruction de Guernica, ville martyre, par l’aviation nazie le 26 avril 1937 » (installée à proximité du monument national à la Résistance du Parc d’Avroy à Liège) constituent des lieux de rassemblement et de commémoration auxquels participent des Niños de la Guerra et leurs structures associatives – qui sont cependant aujourd’hui dissolues.

Deux monuments entendent plus explicitement rendre hommage aux immigrés. À Bruxelles, l’installation « Pasionaria », œuvre d’un artiste d’origine espagnole, a la forme d’un porte-voix, en rappel du film de Joris Ivens, Terre d’Espagne (tourné dans ce pays, en 1937)9.
Installée à proximité de la gare du Midi, dans un des quartiers les plus connus du « Bruxelles espagnol » mais qui constitue aussi le lieu symbolique d’arrivée de l’immigration dans cette ville, « Pasionaria » est dédiée à tous les migrants. Elle a d’ailleurs été inaugurée à l’occasion du quarantième anniversaire de l’immigration marocaine en Belgique et transcende donc ses références à l’Espagne. À Liège a été inauguré en octobre 2014 le « Mur des libertés », concrétisation du projet du collectif Generación Lorca, qui entendait rendre « un hommage [aux] parents et à tous ces hommes et ces femmes qui ont fui la dictature espagnole de Franco (1936-1975) pour des raisons politiques ou économiques »10. L’œuvre combine l’inscription d’une phrase du poète Federico García Lorca (« Dans le drapeau de la liberté, j’ai brodé le plus grand amour de ma vie »11) sur le mur de soutènement du fond de la place Saint-Léonard, à une table entourée de tabourets, destinée à accueillir des animations pédagogiques concernant la thématique de l’immigration.

Il apparaît ainsi qu’en dehors d’être comprise dans la célébration de la figure du travailleur étranger, la matérialisation de la mémoire de la présence espagnole en Belgique s’ancre dans la référence à la Guerre d’Espagne. Ce constat s’explique par le poids de la parole militante dont l’effet s’exerce sur la plupart des initiatives mémorielles – et aussi sur le travail de l’historien et du chercheur12.

Des effets des pratiques mémorielles et patrimoniales

La prise en considération de la « mémoire instituée » que constituent monuments et commémorations met en effet en exergue certaines figures de la migration pour en laisser d’autres dans l’ombre. En l’occurrence, pour l’immigration espagnole en Belgique, les mineurs et les militants occupent l’avant-plan au détriment des « servantes »13 – et ces considérations pourraient être sans doute élargies à d’autres collectifs, liés par exemple aux organisations religieuses. Il semble en effet qu’il existe un espace de parole auquel tous n’accèdent pas de la même manière – parce que certains sont des professionnels de la prise de parole alors que d’autres non ; parce que certains sont invités et sollicités à l’heure de s’exprimer et d’autres pas ; parce qu’enfin certains sont convaincus des choses qu’ils ont à dire alors que d’autres sont persuadés de n’avoir rien à raconter. Logiquement, l’accès à cet espace de parole détermine celui à l’espace public matérialisé par le monument ou la commémoration.

Par ailleurs, il apparaît que ce sont les vagues d’immigration les plus anciennes – italienne, espagnole, maghrébine – qui connaissent des entreprises de récupération et de valorisation de leur mémoire. Marquées par la disparition de leurs traces dans l’espace urbain et confrontées à leur invisibilisation dans des situations d’arrivée de « nouveaux » étrangers14, ces communautés trouvent peut-être dans la revendication mémorielle une manière de regagner une visibilité, une présence dans l’espace public15. Il reste que cette visibilité est à la fois artifice et perte. D’une part, certains immigrés restent sans voix et invisibles, et continuent ainsi d’être « absents », alors que d’autres bénéficient de l’inscription dans le patrimoine et de la reconnaissance qui en découle. D’autre part, monuments et commémorations marquent une perte : non seulement celle des espaces de sociabilité (l’association, le café, le marché) qui ont progressivement laissé place au monument, mais également celle de la rencontre fortuite dans ces espaces, à laquelle succède l’organisation planifiée de la commémoration. Du vivant au figé, en somme.

  1. Nancy L. Green, Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002.
  2. Abdelmalek Sayad, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999.
  3. Il est nécessaire de mentionner que le chercheur et le questionnement dont il est porteur participent également de la réification des phénomènes observés.
  4. Cet article est en grande partie inspiré de Maite Molina Mármol, « Le patrimoine au prisme de l’immigration : le cas de la présence espagnole en Belgique », Institut d’histoire ouvrière, économique et sociale, Analyses et articles en ligne, n°141, 6 juillet 2015, [en ligne] http://www.ihoes.be/PDF/IHOES_Analyse141.pdf
  5. María José Sánchez, « Les Espagnols en Belgique au XXe siècle », Anne Morelli (dir.), Histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique, de la préhistoire à nos jours, Bruxelles, Couleur livres, 2004, p. 279-296.
  6. La brochure Midi del Sur, éditée en 2010, rend compte de ce qu’a été le « Bruxelles espagnol » et ce qui en subsiste. Jeroen De Smet et Hans Vandecandelaere, Midi del Sur, Bruxelles, Erfgoedcel Brussel et Sterwerk Babel, 2010 [disponible en ligne : http://www.erfgoedcelbrussel.be/images/filelib/Mididelsurdef_586.pdf]
  7. Emile Témime, 1936, La guerre d’Espagne commence, Bruxelles, Éditions Complexe, 1986, p. 146.
  8. Se reporter aux travaux de José Gotovich, notamment « La Belgique et la Guerre civile espagnole. Un état des Questions,. Revue belge d’histoire contemporaine, XIV, n° 3-4, 1983, p. 497-532. Significativement, un numéro spécial de la RBPH a été consacré à cette thématique : Revue belge d’histoire contemporaine : La guerre d’Espagne, XVII, 1-2, 1987. Plus récemment, se référer à l’article de Víctor Fernández Soriano, « Bélgica y la guerra civil : el impacto del conflicto español en la política y la diplomacia de una pequeña potencia », Cuadernos de Historia Contemporánea, vol 29, 2007, p. 219-233.
  9. Emilio López Menchero (28/04/2013), « Pasionaria », [en ligne] http://www.emiliolopez-menchero.be/spip.php?article19
  10. Colectivo Generación Lorca Liège (15/10/13), « Generación Lorca Liège a pour principal objectif de rendre un hommage collectif à leurs parents et grands-parents, à leur histoire et leur mémoire », [en ligne] http://www.generacionlorca.be/.
  11. Selon le texte repris sur la table, la phrase de Lorca, « fusillé à l’aube du 18 août 1936 par des fascistes, près de Grenade, pour ses opinions républicaines et son homosexualité », symbolise la liberté retrouvée des Espagnols « accueillis » à Liège. La phrase choisie est extraite de la pièce de théâtre Mariana Pineda (1925) que Lorca a consacrée à cette libérale du XIXe siècle, exécutée après la restauration de Fernand VII.
  12. Consulter à ce propos l’extrait de Mercedes Vilanova, Las mayorías invisibles. Explotación fabril, revolución y represión. 26 entrevistas, Barcelone, Icaria, 1996, p. 37-39, concluant l’article « “Façons de dire, façons de faire” : ce que l’on dit et ce que l’on ne dit pas », in Aide-Mémoire, Liège, Territoires de la Mémoire, n°92, avril - mai - juin 2020, p. 8.
  13. Ana Fernández Asperilla, Mineros, sirvientas et militantes: medio siglo de emigración española en Bélgica, Madrid, Fundación Primero de Mayo, 2006. Il est à noter que la convention hispano-belge de 1956 permet l’octroi de permis de travail pour le service domestique. À partir de 1961 et à l’échelle du pays, cette occupation – essentiellement féminine – dépasse même en nombre celle des travailleurs destinés aux charbonnage. Anne MORELLI, « Les servantes étrangères en Belgique comme miroir des diverses vagues migratoires », Sextant. La domesticité en Belgique, n° 15-16, 2001, p. 149-164.
  14. La présence des vagues migratoires anciennes se normalise et devient de moins en moins visible au fur et à mesure du temps qui passe mais également dans le contexte de l’installation de nouveaux arrivants plus « étrangers », qui paraissent davantage différents et sont donc plus « visibles ».
  15. E-Migrinter. Le visible et l’invisible dans le champ des études sur les migrations (2009), Poitiers, n°4.