Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°93

Mots
Exil

Par Henri Deleersnijder

Il est intéressant d’apprendre que le premier sens du mot « exil » est, selon le Dictionnaire historique de la langue française, « malheur, tourment ». C’est au XIIe siècle qu’il prend la signification moderne d’« expulsion de quelqu’un hors de sa patrie, avec défense d’y entrer » et de « situation de la personne expulsée ». Plus tard, il finira par désigner le « lieu d’exil » lui-même. Inutile de rappeler combien l’Histoire, si friande de tragédies, a condamné quantité de peuples et d’individus, jusqu’aujourd’hui, à d’insupportables situations de déracinement.

Mais il existe aussi des « exils intérieurs ». Dans son roman La Peste (1947), Albert Camus y fait à plusieurs reprises allusion, notamment quand il écrit que « la première chose que la peste apporta à nos concitoyens fut l’exil1 ». Pour éviter toute contagion en dehors de leur ville d’Oran, ravagée par le fléau, les habitants sont en effet contraints de demeurer entre ses murs. Et l’écrivain humaniste d’ajouter, un peu plus loin dans le même passage : « Ils éprouvaient ainsi la souffrance profonde de tous les prisonniers et de tous les exilés, qui est de vivre avec une mémoire qui ne sert à rien2 ». Toutes proportions gardées, voilà un état de « confinés » qui nous rappelle quelque chose…

Des tas de mesures, entièrement compréhensibles au demeurant, nous ont été imposées par les autorités de l’État pour contrecarrer la meurtrière circulation du Covid-19. Ce qui fait que, privés de bises et de poignées de mains, empêtrés dans les gestes barrières, empêchés de nous rapprocher des autres à moins d’1,5 mètre, les évitant même de peur d’être contaminés par le coronavirus ou de le propager à notre insu, nous avons été amenés à vivre dans une bulle, ceci dit au contraire du personnel soignant et des métiers de première nécessité, ces héros du front de la crise sanitaire si généralement négligés et mal payés.

La convivialité, sans laquelle il ne peut y avoir de rencontres vraiment chaleureuses entre les êtres, en a pris un fameux coup. Est-il besoin de dire que les réseaux sociaux ne furent en ces heures qu’un pis-aller et que les apéros virtuels n’ont pas eu alors le charme des vrais, ceux en présentiel selon le jargon actuel ? Aussi est-il grand temps de renouer avec le lien social, où les corps ont plus que jamais leur place. Sans quoi, si la biopolitique (cf. Michel Foucault) devait continuer à s’imposer, nous serions condamnés à devenir à terme des exilés de la vie, médicalement hypercontrôlés. À la façon des robots, en somme.

D’où l’urgence de remettre en cause la société sans-contact physique qui s’annonce (aux membres masqués ?), avec son injonction ressassée de « distanciation sociale », au nom du retour toujours possible des pandémies. Des précautions à respecter, d’accord, en priorité à l’égard d’une nature dont l’espèce humaine fait intégralement partie, mais non au détriment du plaisir de vivre, de la liberté de mouvement ainsi que des luttes sociales à mener collectivement pour plus de justice et de dignité.

Sans quoi, nous risquerions de partager le sort de… l’escargot. À la moindre menace, il retire ses antennes dans sa coquille. Serait-ce le sort réservé à l’homme postmoderne ? Un danger qui surgit et, hop ! le voilà qui s’isole dans son refuge intérieur, à l’abri de ses semblables perçus comme une menace. Heureusement, au moment où s’écrivent ces lignes et où le virus semble s’être assoupi, on n’en est pas là ! Suffit de voir l’immense vague de colère et d’indignation contre le racisme qu’a suscité, à travers le monde, le meurtre de George Floyd par un policier à Minneapolis, aux États-Unis. Tout n’est pas perdu, loin de là. Et c’est tant mieux !

  1. Albert Camus, La Peste, Paris, Gallimard, 1947, p. 85.
  2. Ibid., p. 87.