Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°93

Editorial
L’exil comme une condamnation à mort ?

Par Julien Paulus

Rédacteur en chef

Condamné à mort suite au procès qui lui fut fait pour impiété, le philosophe Socrate aurait facilement pu, selon ses contemporains, éviter l’application de la sentence et fuir. Il refusa. Dans son Apologie de Socrate, son disciple Platon lui prête ces mots : « Me condamnerai-je donc à l’exil ; peut-être est-ce la peine que vous proposeriez. Mais il faudrait vraiment que je fusse bien attaché à la vie pour pousser l’aveuglement jusqu’à ne pouvoir me rendre compte que si vous, qui êtes mes concitoyens, n’avez pu supporter mes entretiens et mes propos, et les avez trouvés si insupportables et si odieux que vous cherchez aujourd’hui à vous en délivrer, je ne puis m’attendre à ce que des étrangers les supportent facilement. […] Dans ces conditions, ce serait une belle vie pour moi de quitter mon pays, vieux comme je suis, de passer de ville en ville et d’être chassé de partout ! 1 »

Platon fera du refus de son maître un exemple d’intégrité, celui-ci préférant la mort à la trahison de ses principes. Mais une autre analyse, sans doute plus prosaïque, pourrait aussi suggérer que l’Athénien qu’était Socrate considérait peut-être l’exil comme un châtiment égal voire pire que la mort. Car, comme le rappelle Lorena Ulloa dans l’article ci-contre, la mise en exil d’autrui n’est pas une condamnation anodine, c’est un « châtiment politique », un « traumatisme, une obligation de quitter le pays pour avoir été persécuté ou par crainte de l’être ». L’individu est arraché de force à sa vie, à ses repères, aux siens et expulsé brutalement de son univers.

Les mots choisis par Emmanuel Carrère dans sa biographie consacrée au poète et provocateur russe Edouard Limonov sonnent particulièrement juste à cet égard. Dans une comparaison entre l’expulsion forcée de Soljenitsyne, d’un côté, et l’émigration choisie de Limonov, de l’autre (tous deux ayant, par hasard, quitté l’Union Soviétique au printemps 1974), Carrère décrit ce qui, pourtant, relie l’expérience de chacun des deux hommes : « À nous qui allons, venons et prenons des avions à notre guise, il est difficile de comprendre que le mot «émigrer», pour un citoyen soviétique, désignait un voyage sans retour. Il nous est difficile de comprendre ces mots, simples comme un coup de hache : «pour toujours» ».
Et il ajoute plus loin : « Chaque parcelle de ce monde si familier serait bientôt, et définitivement, hors d’atteinte […]. Quitter cette vie-là, celle qu’on avait toujours connue, pour une autre dont on espérait beaucoup mais ne savait presque rien, c’était une façon de mourir.2 »

Certes, Limonov, comme Soljenitsyne, finit par retourner dans son pays, de même que bon nombre d’exilés chiliens, espagnols et bien d’autres encore. Mais cela ne doit pas faire oublier que, au-delà du fait que certains ont pu décéder avant d’avoir l’opportunité de revenir, le départ fut pour tous un processus brutal se déroulant dans la perspective d’un retour impossible. Et le présent numéro a notamment pour utilité de rappeler que ce qui est vrai pour l’exilé politique l’est aussi, largement, pour l’émigré économique ou climatique. De là, l’importance du petit bagage que chacun emporte avec lui – un engagement politique, sa langue natale, une pratique culinaire, une mémoire familiale – et qu’il pourra éventuellement transmettre afin de retisser du lien entre les différents mondes qu’il aura pu connaître, les différentes générations qui auront pu se succéder, les différents combats qui auront pu être menés.

Une façon de mourir, dit Carrère, mais aussi de vivre

  1. Platon, Apologie de Socrate, Paris, Garnier-Flammarion, p.74
  2. Emmanuel Carrère, Limonov, Paris, Folio, 2013, pp.135 et 136.